Le stratagème était presque parfait. Hiroyuki Tada, 42 ans, et son frère Daisuke, 28 ans, avaient tout prévu. En août 2006, la cargaison qu'ils importent par cargo au nom d'une société, a quitté la Malaisie. Elle transite par la Corée du Sud, avant d'arriver à bon port à Osaka. A la douane, sur les papiers, tout paraît clair. Le chargement, est-il indiqué, contient du faux marbre, bon marché car artificiel. Mais durant l'inspection, des détails bizarres attirent l'attention des douaniers. La marchandise a été littéralement «déguisée», expliquera la police. La supercherie est démasquée. Le faux marbre n'est autre que de l'ivoire brut. Au total, la cargaison pèse 2,8 tonnes. Soit l'équivalent d'au moins 200 éléphants tués. La plus grosse prise au Japon depuis l'entrée en vigueur de la Convention de Washington en 1989 et une saisie de 2 tonnes, en 1991, à Okinawa.
Filière. Curieusement, en ce mois d'août 2006, les autorités nipponnes taisent l'affaire. Pas une ligne non plus dans la presse. Faut-il d'abord que la police nipponne mène l'enquête et démasque les coupables ? Non. Une contrebande de 2,8 tonnes d'ivoire, cela fait tache à l'heure où le Japon négocie un «partenariat commercial» auprès de la Convention sur le commerce international des espèces protégées (Cites.) Car, depuis des années, la filière nipponne tente de faire main basse sur d'importantes réserves de stocks d'ivoire.
Désaveu. La spectaculaire prise d'Osaka (estimée à 3 à 4 millions d'euros) n'est révélée que deux mois plus tard. «La saisie a eu lieu en août, mais les faits n'ont été divulgués officiellement qu'en octobre. Un délai qui a laissé le temps au Japon de négocier son partenariat. Cela soulève d'importantes interrogations sur l'ambiguïté des autorités japonaises», a constaté une déléguée de l'Ifaw (Fonds mondial pour la protection des animaux.)
Car, entre temps, la Cites a voté contre l'autorisation de vendre les stocks, mais a curieusement cédé au pays un statut d' «acheteur agréé». Une décision très critiquée. Du coup, la saisie d'ivoire d'Osaka a été perçue comme un désaveu des choix de la Cites. Ses responsables avaient estimé, l'an passé, que le Japon n'était plus guère impliqué dans le commerce de l'ivoire. Un conservateur estime aujourd'hui que l'archipel demeure, au contraire «l'un des pires marchés noirs de l'ivoire».
La Convention sur le commerce international des espèces protégées a dû exiger des Japonais une sanction sévère à l'égard des frères Tada. Début février, ils ont été finalement arrêtés et risquent une lourde peine de prison. Clairement, pour les détracteurs du commerce, accepter l'envoi d'ivoire au Japon, même en faible quantité, c'est soutenir la loi locale de l'offre et de la demande et encourager un commerce clandestin qui, depuis 2002, s'intensifie. Depuis 1999, plus de 100 tonnes d'ivoire (l'équivalent de 15 500 éléphants) ont été saisies dans le monde, dont une partie en Asie, principalement alimentée par l'Afrique australe.
Il est vrai qu'au Japon (comme en Chine, où 3,9 tonnes ont été saisies à Hongkong en mai 2006, ou encore à Taiwan, où 5 tonnes d'ivoire l'ont été deux mois plus tard, lire Libération du 12 juillet 2006), c'est l'utilisation de l'ivoire au quotidien, au nom de traditions et de coutumes, qui perpétue le commerce. Second importateur d'ivoire avant le moratoire de 1989, le Japon l'utilise pour la fabrication des hanko, ces sceaux avec lesquels les Japonais cachettent leurs lettres et documents officiels. Selon une ONG, la saisie d'Osaka aurait permis de tailler 80 000 hanko. Et à Tokyo, un sceau en ivoire coûte en moyenne, selon l'épaisseur, de 40 à 150 euros. Alors que les modèles laqués, en bois ou plastifiés sont moins chers et font eux aussi l'affaire...
Car c'est l'artisanat qui est aussi mis en cause. Outre le retour (à la mode) d'objets en ivoire que les Japonaises appliquent sur leur obi (ceinture de kimono), le pays redécouvre avec passion l'art d'antan des figurines. Les netsuke et autres okimono, statuettes délicates et miniatures en ivoire puisant leurs influences dans le panthéon des divinités bouddhiques ou dans les légendes animales, ravissent passionnés et collectionneurs.
Pas seulement au Japon, d'ailleurs. En Europe aussi, puisque, depuis le début du XXe siècle, ces pièces en ivoire sont très prisées et peuvent valoir des fortunes. En France, au sein du réseau des salles de vente, Drouot est très active. Sur le marché, le prix d'une pièce peut varier de 150 à 20 000 euros. Comme cet okimono en ivoire adjugé en juin dernier 18 498 euros à un collectionneur français.
Flambée. En fait le commerce juteux de l'ivoire, tenu en Asie par des gangs mafieux et milieux d'affaires très organisés, semble aussi difficile à maîtriser que le braconnage. C'est aussi parce que l'ivoire, plus rare, y est désormais plus prisé. C'est d'ailleurs ce qu'illustre la flambée de ses prix de gros. Alors qu'il y a quinze ans, un kilo d'ivoire brut était vendu en Asie près de 100 dollars US, il s'échange aujourd'hui au moins à 750 dollars US (570 euros). Des prix qui ne laissent aucun répit à des éléphants sans défense.
Source : Libération

mardi 27 février 2007