Je reproduis ici un article tiré du monde, que vous pouvez pour le moment lire là :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,...-867298,0.html
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Kamikazes malgré eux
LE MONDE | 14.02.07
Rares sont ceux qui esquissent un sourire. Ils ont entre 17 et 28 ans. La plupart portent un casque d'aviateur et des lunettes sur le front. Certains sont en grande tenue de sous-officier. Ils vont mourir et ils le savent. Un millier de photos, en buste, occupent les panneaux de la première salle du Musée de la paix à la mémoire des "pilotes-suicides" de la petite ville de Chiran, au sud de Kyushu, où se trouvait l'une de leurs bases.
De tous âges, silencieux, les visiteurs regardent ces visages d'adolescents, se penchent sur les vitrines pour lire leurs derniers messages ou leurs ultimes poèmes calligraphiés avec soin et laisser vagabonder l'imagination sur les objets leur ayant appartenu : une mascotte en chiffon, une "étoffe aux mille points" - tissée par un millier de femmes -, porte-bonheur dont se ceignait la taille celui qui avait reçu la "feuille rouge" : l'ordre de partir au front.
Sur une photo, un groupe de cinq jeunes pilotes à l'air joyeux. L'un d'eux tient par le cou une femme rieuse qui pourrait être sa mère : Tome-san. Elle tenait en ville un petit bistrot et était un peu leur mère à tous, celle devant laquelle ils n'avaient pas peur d'avoir peur. A la veille de son départ, un jeune pilote lui avait dit en cadeau d'adieu : "Je te donne mon âge." Jusqu'à sa mort, à 89 ans, Tome-san s'est souvenue : "C'est pourquoi j'ai pu vivre si longtemps..." Peu avant la défaite, un autre lui avait dit qu'il reviendrait sous forme d'une luciole. Par la suite, elle appela son petit bistrot l'auberge de la Luciole.
Le petit musée de Chiran suscite un intérêt nouveau chez les Japonais. Un travail de mémoire, encore trébuchant et trop longtemps différé, commence. Un ouvrage publié par le quotidien de centre droit Yomiuri (traduit en anglais sous le titre Who Was Responsible ?) est symptomatique de ce retour sur les origines et les conséquences d'une guerre qui commença en Chine en 1931 et s'acheva quinze ans plus tard par la défaite du Japon. Rédigé par une équipe éditoriale du premier quotidien japonais par le tirage (10 millions d'exemplaires), ce travail comporte encore des zones d'ombre. Il a toutefois le mérite de se démarquer du négationnisme qui a gagné du terrain ces dernières années.
Des livres et des films cherchent à saisir les hommes derrière les soldats. A reconstruire l'image du super-patriote : le kamikaze ("vent divin", en référence aux bourrasques qui repoussèrent une invasion mongole au XIIIe siècle). Admirés pour leur courage, les pilotes-suicides sont de plus en plus perçus comme des jeunes sacrifiés à une cause perdue.
C'est le cas dans le film tragi-comique The Winds of God : Kamikaze (titre en anglais), sorti durant l'été 2006, que Masayuki Imai a tiré d'une pièce de théâtre, Réincarnation, jouée depuis la fin des années 1980. "L'opération kamikaze était inhumaine, mais ceux que l'on envoyait à la mort étaient des jeunes ordinaires", expliquait-il à la sortie du film. Un sentiment analogue a animé Ken Takakura, acteur qui plus que tout autre incarne la virilité nippone, avec le film Luciole, grand succès de 2001, inspiré de la vie d'un survivant légendaire, Shigeyoshi Hamazono.
Des chercheurs américains se penchent aussi sur ce que l'étranger perçoit comme la figure emblématique du fanatisme. Dans Kamikazes Diaries, Reflexions of Japanese Student Soldiers (2006), l'anthropologue Emiko Ohnuki Tierney reconstruit des pans de ces vies. "Loin de moi l'idée d'exonérer le Japon des atrocités commises", écrit-elle, mais les kamikazes sont une illustration aux résonances très actuelles de "la vulnérabilité humaine à se laisser entraîner dans les pires tragédies".
Après la défaite, les pilotes-suicides furent perçus comme le symbole d'un passé dont le Japon se détournait. Puis la droite en fit une figure culte de la tradition martiale. Le romancier Yukio Mishima, qui se suicida en 1970 en s'ouvrant le ventre à la manière des samouraïs, épingla leur acte comme une expression de l'esthétique nationale : mourir pour un absolu.
Symptôme de l'ambivalence, sinon du malaise, que suscitent les kamikazes chez les Japonais, les "unités d'attaques spéciales" (tokko-tai) dont ils faisaient partie sont évoquées en une ligne dans les manuels scolaires. Dans la littérature ou au cinéma, leur saga a été traitée sur le registre nationaliste, nostalgique ou sentimental. Aujourd'hui, elle tend à se dépolitiser : c'est la vérité intime de ces dizaines de milliers d'étudiants soldats, parmi lesquels étaient désignés les membres des "unités spéciales", qui retient l'attention.
Un autre petit musée vient d'ouvrir non loin de l'université de Tokyo, où sont rassemblés les journaux, lettres et testaments d'une quarantaine de ces étudiants soldats recrutés à partir de 1943. Ces textes, publiés au lendemain de la défaite, furent, dans les années 1950-1960, la bible du mouvement pacifiste. Le recueil commence par ce poème : "Ecoutez-les. Pleurent-elles ? Sont-elles furieuses ? Ou gardent-elles le silence ? Ces voix qui nous viennent de la mer infinie" (traduction anglaise Listen the Voices From the Sea, Kappa Books, 2000).
La reconstruction de la figure du kamikaze a été stimulée, à la suite des attentats du 11-Septembre, par l'amalgame pratiqué à l'étranger avec les terroristes. Nombre de Japonais ont été indignés de cette appropriation d'un mot sorti de son contexte historique et culturel. "Cet amalgame est insensé", s'insurge Iwao Fukagawa, qui, à 21 ans, commandait une petite unité de kamikazes : "Les terroristes agissent par haine et visent des civils. Nous étions des soldats qui exécutaient un ordre et dont les objectifs étaient militaires." Lui-même a survécu parce que la défaite est intervenue avant un ordre de départ. Les pilotes n'étaient pas les seuls à constituer les "unités d'attaques spéciales". Il y avait aussi des marins qui partaient à bord de torpilles pour se précipiter sur une cible. Près de 10 000 jeunes aviateurs et marins périrent dans des opérations-suicides. Il n'y a jamais eu de tradition d'attaques-suicides dans le code d'honneur du guerrier. L'état-major eut recours à cette tactique à la fin de 1944, lorsque la guerre commença à tourner mal.
La plus grande partie des forces navales et aériennes avait été détruite à Leyte, aux Philippines. C'est là, le 20 octobre 1944, que les kamikazes firent leur apparition. Les soldats devaient se battre jusqu'au dernier et préférer une "mort honorable" à la capture, mais c'était la première fois que des pilotes recevaient l'ordre de se jeter sur l'ennemi. L'idée en revint au vice-amiral Takijiro Onishi, qui se suicida, le lendemain de la défaite, le 16 août 1945, en laissant une lettre d'excuse aux "âmes héroïques des pilotes des unités spéciales".
Les sorties de kamikazes se multiplièrent entre avril et juin 1945, lors de la meurtrière bataille d'Okinawa. Plus de 3 000 intervinrent et pratiquement tous périrent. Le taux de réussite était faible : à peine 10 % touchaient leur cible. Les pilotes avaient parfois moins de 100 heures de vol, rappelle Iwao Fukagawa. Souvent, leurs appareils étaient des "cercueils volants" en raison de leur mauvais état et faute de carburant pour revenir. L'un des plus chevronnés, Shigeyoshi Hamazono, qui survécut, ne cache pas sa rancoeur à l'égard des chefs qui, eux, ne partaient pas : il rappelle, dans le quotidien Asahi Shimbun, qu'en se dirigeant vers son appareil, le 6 avril 1945, il buvait du saké au goulot et qu'il avait pris les commandes en hurlant : "Bande de c..."
Les rescapés connaissaient un autre calvaire : ils étaient envoyés dans un camp de rééducation où ils enduraient les pires humiliations, raconte Kenichiro Onuki, qui passa les mois les plus horribles de sa vie avec une centaine d'autres parias dans un de ces camps, à Fukuoka. Ils avaient offert leur vie et, parce qu'ils l'avaient par miracle conservée, ils étaient dépouillés de leur dignité...
Les derniers messages des jeunes pilotes de Chiran ou les témoignages des rares survivants donnent une image bien différente de celle de fanatiques. Il y avait assurément des illuminés parmi eux, mais la grande majorité partait parce qu'ils n'avaient pas le choix. "Nous nous réconfortions en nous berçant de l'idée qu'au moins nous serions des héros", note l'un d'eux dans son journal. Selon Hideo Den, qui survécut, "c'est le désespoir qui nous menait".
Volontaires ? "Nous étions censés l'être. En réalité, nous étions désignés et il était impossible de se dérober. La pression sociale était trop forte", dit Iwao Fukagawa. Ils "étaient contraints à être volontaires", écrit Emiko Ohnuki-Tierney dans un autre livre, remarquable d'intelligence critique (Kamikaze, Cherry Blossoms and Nationalisms : the Militarization of Aesthetics in Japanese History, 2002). Comme l'Allemagne nazie s'appropria Wagner, montre l'auteur, le Japon impérial mit au service de son idéologie l'esthétique de la fleur de cerisier, symbole d'un indéfectible "esprit japonais". Les premières unités de kamikazes furent baptisées de noms évoquant les fleurs de cerisier, dont les pétales, d'une déchirante délicatesse, sont emportés par la moindre brise : face à la grandeur de l'Etat, la vie humaine devait être à leur image. C'est avec des branches de fleurs de cerisiers que les lycéennes de Chiran saluaient les jeunes pilotes qui décollaient pour leur fatale mission.
Au lendemain de la défaite, le Japon se détourna des kamikazes comme d'une flétrissure. Certains, perdus dans une société en ruine qui les reniait, devinrent des voyous. "Ils avaient 20 ans. On leur avait appris à mourir. Pas à vivre", explique Iwao Fukagawa. Les autres se sont fondus dans l'anonymat. Certains sont devenus des artistes de renom : Soshitsu Sen, grand maître de l'art du thé, Masayuki Nagare, célèbre sculpteur...
Les jeunes pilotes étaient, pour la majorité d'entre eux, des cadets ou des étudiants soldats. Avant de partir, ils devaient rédiger un testament officiel dans lequel ils évoquaient la "grande cause" pour laquelle ils allaient mourir. Mais dans les derniers messages à leur famille, qu'ils remettaient secrètement aux jeunes employées de la base, aucune grandiloquence.
"Il n'est pas vrai que je veux mourir pour l'empereur... Mais il en a été décidé ainsi pour moi", écrit l'un d'eux. Il ajoute que ses camarades comme lui-même n'avaient qu'une envie : rentrer chez eux. Une fois désignés, rappelle Shigeyoshi Hamazono, "ils se repliaient sur eux-mêmes, et leurs camarades n'osaient même plus venir leur parler". Mort inutile ? "Ils étaient courageux et sincères. Et c'est pour cela qu'il faut honorer leur mémoire", estime Iwao Fukagawa.
Les journaux laissés par les kamikazes, longs soliloques de questionnements sur le sens de la vie, sont émaillés de citations d'auteurs japonais, mais aussi de Kant, Goethe, Rousseau... Certains étaient idéalistes, d'autres romantiques, parfois marxistes, chrétiens, d'origine coréenne (la péninsule était alors sous le joug nippon)... "Que signifie patriotisme ? Des millions de morts et la privation de liberté pour des millions d'autres", écrit Hachiro Sasaki, mort à 22 ans, en avril 1945.
Tous partaient en sachant que la guerre était perdue. Mais ils espéraient enrayer le bombardement des populations civiles (plus de 100 000 morts en mars 1944 à Tokyo, rasée par des bombes incendiaires américaines).
"C'est à ceux qui étaient à l'arrière, à nos familles, que nous pensions", dit Iwao Fukagawa. "Je pars demain. C'est le peu que je puisse faire pour vous, père", écrit dans son message d'adieu l'un des derniers jeunes pilotes partis de Chiran.
Philippe Pons, Chiran, envoyé spécial
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Sly.