Pour ce dernier soir à Tôkyô nous nous joignons à un petit comité habitué des soirées shibuyennes (j'aime enrichir la langue française...) présidé informellement par Jiraya. Ces MM. du comité ont choisit le Christian Café, un restaurant en sous-sol comme son nom ne l'indique pas aux oreilles occidentales mais « à thème » comme il paraîtra sans doute évident à n'importe quel fêtard tokyoïte. Le thème c'est — je vous le donne en mille — le christianisme, comme le voient les Japonais. Décoré de faux vitrail (rappelez-vous, on est en sous-sol), piétas, saints, statues plus ou moins gothiques, gargouilles, etc. Le tout assez soigné, dans une demi-obscurité, prêt à recevoir le tournage d'un sanguignolant « Dracula contre Torquemada », ou quelque chose du genre... On y mange surtout de la cuisine occidentale, amuses-gueules au jambon, tomate-mozarella, pain grillé beurré (oui, c'est un plat au Japon), et diverses bonnes choses, pas renversantes mais agréablement cuisinées et servies « à la japonaise » (service à propos duquel je recauserais un jour prochain). Un plat qui sort du lot toutefois : les tentacules de poulpe cuisinées dans l'encre, et servies sur du riz... noir ! Si l'idée de manger de l'encre éveille chez l'occidental le froncement de museau typique de la sensation d'amertume, c'est que la pensée de l'encre est chez nous celle de l'encre chimique, par exemple des infâmes Bic que les moutards suçotent à longueur d'ennui dans les pénitenciers scolaires jusqu'à ce que le cathéter à bout cède et leur bleuisse soudainement la bouche. Vêtements tachés, lavage d'estomac à l'infirmerie et interruption de cours. Rien de tout cela dans ce plat. L'encre du poulpe ne recèle aucune amertume et ne semble pas contribuer fortement au goût, sinon indirectement par l'aspect visuel étonnant conféré à l'aliment. Amusant. Par ailleurs, nous avons pris la formule nomihôdai, le tout 4000 yens, ce qui paraît presque raisonnable dans le contexte d'un établissement aussi extravagant et d'une capitale réputée excessivement onéreuse (à tort peut-être). J'ai particulièrement apprécié que le décorateur n'ait pas poussé le vice jusqu'à installer le chaland sur des prie-dieux, mais dans des canapés anglais délicieusement confortables au voyageur inexorablement décalé, au point de perdre le fil de la sûrement passionnante conversation de notre tablée. C'est à dire que j'ai roupillé comme un loir entre les plats...
Ce soir encore je suis rentré seul et par voie pédestre à l'auberge, en connaissance du chemin cette fois. Je ne saurais écrire tout le plaisir que je trouve dans ces ballades nocturnes (surtout après une bonne sieste).
Demain nous reprendrons le Shinkansen, laisserons Edo derrière nous et tenterons en vain d'apercevoir le Fuji au passage. Notre prochaine étape est un petit bled paumé appelé Nagoya. Je ne me souviens pas si quelqu'un en a déjà parlé sur le forum...
À suivre...