Salut les ami(e)s,
J’ai déjà eu l’occasion, « in real life » ou en virtuel comme sur ce forum, de dire à plusieurs reprises que la traduction française du livre sur les points vitaux de Fujita Seiko était atrocement mauvaise.
Pour mémoire, la toute première traduction française de ce livre remonte à 1972 : « Les points vitaux secrets du corps humain » (Ed. Judo International), et pour les auteurs, il y a déjà Fujita Saiko et Henry Plée, mais apparaît aussi le nom de Jacques Devêvre.
Plus de vingt-cinq ans plus tard, ce premier ouvrage est intégralement repris pour la publication de « L’art sublime et ultime des points vitaux » (Ed. Budo Editions) en 1998. Pour les auteurs, il y a toujours Fujita Saiko et Henry Plée, mais plus Jacques Devêvre (qui apparaît tout de même discrètement dans les remerciements en page .
C’est donc à cette dernière édition que je me réfèrerai ici.
La liste serait longue de tout ce qu’il faudrait signaler, sur la forme comme sur le fonds, tel que la suite des dessins dans le désordre sur l’humanisation de la pagode en pages 128-129, ou le seul et même point vital « senryû » [潜龍] situé sur la cuisse, qui se transforme en deux points distincts en page 144, sur la planche de l’école Shindô-Rokugô (de face) : point « 8 – Point secret » [潜] et point « 9 – Point du dragon » [龍].
J’ai donc choisi pour ma démonstration de me concentrer sur un point très précis (c’est le cas de dire…) et représentatif : le cas du point vital situé entre les deux yeux.
En page 218, il nous est décrit de la façon suivante :
« Choto, « L’oiseau-lièvre » :
(…) Il se situe entre les deux yeux, à la jonction des deux os du nez. »
Une note en marge explique ainsi l’étymologie de son nom :
« Le point choto, comme la plupart des points secrets, porte le nom poétique de « oiseau-lièvre ». Ce nom donne une sensation de vitesse et de légèreté : oiseau parce que l’on frappe en général du sabre de main par un geste qui rappelle un coup d’aile ou une volte d’hirondelle et lièvre parce qu’il est un des animaux les plus rapides. »
Parmi la série de planches illustratives, ce point vital est signalé 8 fois :
- Page 134 : Planche de l’école Shinjin (de face), point 2.
- Page 139 : Planche de l’école Shinjindô (de face), point 18.
- Page 144 : Planche de l’école Shindô-Rokugô (de face), point 1.
- Page 146 : Planche de l’école Kôdôkan (de face), point 1.
- Page 164 : Planche de l’école Shindô (de face), point 15.
- Page 166 : Planche de l’école Tenshin-shin’yo (de face), point 16.
- Page 180 : Planche des points d’atemi les plus employés (de face), point 17.
- Page 188 : Planche de l’emplacement des points vitaux (de face), point 2.
Il s’agit bien exactement du même point : non seulement il est situé grosso modo au même endroit de façon évidente (entre les deux yeux, donc…), mais il porte bien le même nom en japonais : les deux kanji qui le désigne sont strictement identiques à chaque fois.
Fort de quoi, on retrouve ce point « choto » mentionné un peu partout sur de nombreux sites web d’arts martiaux, dans différentes publications, jusque et y compris dans une thèse de doctorat (« Les points vitaux de l'extrémité cervico-céphalique dans la philosophie des arts martiaux d'Extrême-Orient » de Romain Rondel, thèse dirigée par Philippe Pomar, Université Toulouse lll – Paul Sabatier, 2016. Vous pouvez télécharger et lire cette thèse au format PDF à ce lien : http://thesesante.ups-tlse.fr/1203/ . Concernant le point dit « choto », allez directement à la page 29, soit la page 28 du PDF).
Pour commencer, sur les 8 planches, seules 2 planches ont vu le nom de ce point vital traduit en français d’une façon à peu près cohérente avec le nom « oiseau-lièvre » vu en page 218 :
- Page 139 : Point « 18 – « lapin-oiseau ».
- Page 188 : Point « 2. Choto (oiseau-lièvre) ».
Pour les 6 autres planches, on trouve en vrac des traductions diverses et des plus approximatives, sans aucune cohérence avec le nom annoncé d’ « oiseau-lièvre » :
- Page 134 : « 2 – Coin supérieur de l’œil ».
- Page 144 : « 1 – Centre des deux yeux »
- Page 146 : « 1 – Entre les deux yeux ».
- Page 164 : « 15 – Entre les deux yeux ».
- Page 166 : « 16 – Entre les deux yeux ».
- Page 180 : « 17 – Entre les deux yeux ».
Alors, qu’en est-il exactement ?
Ce point serait le point « choto », c’est-à-dire « chô-to » : 鳥兔, l’« oiseau [鳥]-lièvre [兔] ».
Or, il n’en est rien…
En réalité, il s’agit de « uto », c’est-à-dire « u-to », non pas l’« oiseau-lièvre », ni le « lapin-oiseau », mais le « CORBEAU-Lièvre » !
Et vous allez voir que ça change tout…
En premier lieu, d’où vient cette erreur de traduction ?
Je vous le donne en mille : elle provient d’un tiret, d’un simple, petit et malheureux tiret, mais qui fait toute la différence.
Regardez lesdites 8 planches de plus près et vous constaterez en effet qu’à chaque fois le premier kanji n’est pas 鳥 « oiseau », mais bel et bien 烏 « corbeau ».
En deuxième lieu, quelle est l’étymologie du nom de ce point ?
Il faut creuser et en revenir aux traditions symboliques sino-japonaises pour la comprendre : selon celles-ci, le corbeau est le symbole du soleil (son plumage est noir car la chaleur et les flammes du soleil, où il se tient, ont carbonisé ses plumes) et le lièvre est le symbole de la lune. Or, le symbole du soleil représente lui-même le Yang, qui est associé à la droite, et le symbole de la lune représente lui-même le Yin, qui est associé à la gauche.
Par conséquent, l’œil droit est l’œil du Yang, donc l’œil du soleil, donc l’œil du corbeau, qui le représente : u-no-me [ウノメ, c’est-à-dire 烏の目], et l’œil gauche est l’œil du Yin, donc l’œil de la lune, donc l’œil du lièvre, qui la représente : to-no-me [トノメ, c’est-à-dire 兔の目].
C’est la raison pour laquelle les deux yeux sont nommés phonétiquement ainsi en page 140, sur la planche de l’école Shinjindô dissidente (de face), point 1 et point 21, ou encore symboliquement nommés « soleil » et « lune » (jitsugetsu [日月]), tels qu’en page 148, sur la planche des écoles Toda et Kiraku (de face), point 1.
Il vous faut encore une preuve ?
Reportez-vous à la page 161, à la planche de l’école Yamato. Chaque œil y est associé de façon correcte avec son animal symbolique : point 11, c’est le kanji du « lièvre », et point 12, c’est le kanji du « corbeau ». Lesquels sont traduits dans la version française Budo editions de façon complètement fantaisiste : le « lièvre » devient l’« œil », et le « corbeau » devient les « sourcils ».
Donc, vous voyez arriver le coup :
l’œil droit étant le « corbeau » et l’œil gauche étant le « lièvre », pour les raisons symboliques expliquées ci-dessus, le point vital situé juste entre ces deux yeux est logiquement nommé : « corbeau-lièvre » (uto [烏兔]).
On est vraiment à des années-lumière de l’étymologie alléguée par Henry Plée et Budo éditions en page 218, concernant une frappe en aile d’oiseau et la vitesse du lièvre.
He bien, mes aïeux, quel carnage… Et tout ça pourquoi ? Pour un simple tiret !
La prochaine fois, je m’expliquerai de mon affirmation concernant la mauvaise traduction française du « Dernier ninja » de Fujita Seiko, revendiquée par Sylvain Guintard, en prenant là encore pour se faire un exemple précis et concret.
A bientôt les ami(e)s…