(suite)
À l'opposé d'un discours sur le shidō insistant sur la prise de conscience et la réalisation de la Voie, le discours sur le bushidō, illustré de manière incisive par le Hagakure, met en avant l'acceptation de la mort, comme l'illustre sa phrase d'introduction. Dans le discours du shidō, les débats autour de la loyauté et de la rectitude correspondent, pour l'homme attaché à sa vie et ne pouvant renoncer à sa propre personne, à une préparation logique permettant de légitimer la préférence de la survie à la mort ; logique où la survie n'est possible que dans la mort même. Le Hagakure, quant à lui, envisage le "fait de mourir" comme étant égal à la poursuite d'une pureté ignorant toute notion d'individualité ; il ne s'agit pas uniquement de se jeter spontanément dans la mort à un moment donné, mais aussi, au quotidien, de "sans cesse vivre avec la mort à ses côtés" et, ce faisant, de concrétiser la forme véritable du service à son seigneur. La vision des relations vassaliques dans le discours du bushidō sont de nature extrêmement émotionnelle, au point que seigneur et vassal pouvaient être liés par un sentiment d'unité dépassant les notions de bien ou de mal. Le suicide du vassal à la mort de son seigneur, junshi 殉死, associé à l'amour entre hommes et méprisé par Sokō, est accepté par le Hagakure. L'emphase du sacrifice ne se limite pas aux relations vassaliques, mais s'applique aussi, par exemple, à la manière de pratiquer un duel : ne pas abandonner le combat avant d'être piétiné et découpé en morceaux, afin de ne pas connaître la honte de l'abondon. Il s'agit là d'une argumentation mettant en valeur un comportement totalement dénué de retenue et de doute. L'"acte de mourir" exacerbé par le Hagakure ne s'applique pas simplement envers le seigneur, il est aussi synonyme d'une poursuite d'un état d'esprit noble surpassant l'attachement à sa propre vie. Et si le discours sur le shidō affirme lui aussi la nécessité de sans cesse "avoir la mort à l'esprit", c'est parce que l'homme, ne sachant quand sa vie s'éteindra, doit penser à son décès prochain et profiter de chaque instant afin de vivre selon la Voie de l'Homme. Cette interprétation n'est pas de même nature que la notion d'"acte de mourir" développée dans le Hagakure. Et alors que le shidō présente une solennité amenant l'ascendant spirituel sur autrui, le bushidō met en avant une force stoïque. Cependant, si le premier est décrit comme étant le fruit d'un éveil à la Voie et d'une juste contenance, dans le Hagakure, cette force intrinsèque, qui n'est diffère de la simple puissance musculaire, provient d'une dévotion totale au concept d'acceptation de la mort. En général, les guerriers avaient pour principe de ne pas se laisser distancer par leurs pairs. Dans le Go rin no sho, ouvrage attribué à Miyamoto Musashi, le guerrier est décrit comme "ayant pour principe d'être le meilleur quelque soit le domaine" ; de même, dans le Budō shoshin shū de Daidōji Yūzan, celui-ci affirme que "l'homme digne d'un guerrier se doit d'avoir intériorisé le principe inhérent au caractère "victoire", shō 勝". Cependant, comme il est observable à travers les affirmations "obtenir la victoire sur soi amène obligatoirement la victoire sur autrui" (Hayashi Razan, San toku shō) et "vaincre signifie l'emporter sur ses pairs ; l'emporter sur ses pairs signifie se vaincre soi-même" (Hagakure), la victoire sur autrui était considérée n'être atteignable que pour celui l'ayant emporté sur sa propre personne (la "conquête sur soi-même", kokki 克己). Dans leurs relations réciproques, les guerriers tenaient pour idéal un mode de vie quotidien marqué par une compétition permanente, où ils rivalisaient entre eux de celui qui maintiendrait l'état d'esprit le plus noble possible. C'est à ce niveau là qu'entre en relation l'importance qu'ils accordaient aux concepts de honte et de renommée.
Ce poids accordé à la renommée et à la honte n'était pas synonyme d'une vie soumise à l'opinion des autres guerriers ; partant du postulat que les critères de jugement de chacun étaient équivalents, il signifiait une attention portée à la non réalisation d'actions considérées comme inappropriées. Pour être digne de ce nom, un guerrier devait poursuivre la renommée et s'appliquer à ne pas ternir son nom. Être mentalement inférieur à autrui équivalait à perdre son statut au sein de la société guerrière, et représentait un échec en tant que guerrier. Que ce soit dans le shidō ou le bushidō, la mise en avant, chacun à leur manière, d'une force visant à dominer l'autre illustre l'importance qu'avait, dans la société guerrière du Japon pré-moderne, l'affirmation de sa personne en tant que guerrier individuel faisant face à ses pairs. Si, du point de vue de la société, le guerrier vivait au sein de l'ordre représenté par les relations entre vassal et seigneur, il ne faut pas oublier que, en tant qu'individu, le guerrier puisait sa force d'esprit dans l'affirmation de sa personne. Cette conscience de l'individualité en tant que guerrier s'illustra encore davantage durant la période du bakumatsu, comme le montrent les affirmations suivantes : "Le guerrier tient en haute estime l'indépendance et la confiance en soi", "Même les événements retentissants, phénoménaux et extraordinaires sont l'œuvre d'une seule personne" (Genshiroku), "L'Homme de la Voie se doit d'être indépendant" (Yoshida Shōin, Kōmō yodan) ; les termes de "responsabilité personnelle" et de "noblesse individuelle" étaient sans cesse mis en avant et commentés. En outre, cette prise de conscience de l'individualité en tant que guerrier trouva sa prolongation dans l'esprit d'indépendance caractérisant l'époque allant de la période du bakumatsu à celle de Meiji. Bien que la réflexion à propos d'une indépendance basée sur la notion de droits de l'Homme, promulguée par Fukuzawa Yukichi et consorts, était de nature différente de l'indépendance guerrière, les notions de "tempérament", de "personnalité" et de "force de caractère" associées à cette nouvelle interprétation de l'indépendance étaient présentées comme héritières de la force d'esprit guerrière ; ce qu'illustre l'affirmation suivante de Fukuzawa Yukichi : "il n'est pas erroné, pour les guerriers actuels se voulant indépendants, de prendre modèle sur l'indépendance guerrière des temps anciens" (Fuku ō hyaku wa). À l'image de la description qu'en fait Nitobe Inazō dans son ouvrage Bushidō (parut à l'origine en anglais sous le titre de BUSHIDO, en 1899), le bushidō de l'époque Meiji s'articule autour d'une argumentation de type shidō. Cependant, l'aspect qui fut le plus particulièrement mis en avant est l'adaptation de ce discours, apparu à l'origine au sein des relations vassaliques de type féodal, en une moralité citoyenne au centre de laquelle se situe l'empereur ; ce bushidō, présenté par Ino.ue Tetsujirō et consorts, inclut alors en son centre cette soi-disant morale nationale.
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Précisons tout d'abord que le style un rien alambiqué et relativement pesant de cette définition est essentiellement dû à la prose japonaise elle-même, académiquement lourde au possible. Et, dans une moindre mesure, au peu de temps (relatif, quelques grosses dizaines de minutes tout de même) passé à travailler sur la traduction.
La traduction justement. Il s'agit d'unedéfinition parmi d'autres, il ne faut donc pas la prendre pour vérité absolue (pour autant que cela existe en histoire, surtout intellectuelle). Par exemple, concernant les points sujets à controverse, on pourra citer la place du confucianisme durant le Japon pré-moderne (influence majeure ? large diffusion ? base de l'éducation ? : des sujets réexaminés par les historiens japonais ces dernières années), ou encore la pertinence de citer le Hagakure comme modèle d'un bushidō marqué par la période des provinces en guerre, malgré sa diffusion extrêmement confidentielle durant l'époque d'Edo (cf., entre autres, cet article en japonais), surtout face au discours d'un Yamaga Sokō dont les textes et les idées furent, eux, largement répandus.
Bref, s'il y a de quoi couper les cheveux en quatre pendant des heures, cette définition à surtout le mérite de proposer une vision globale, mais néanmoins plus riche et plus précise ("juste", oserais-je dire) que celles existantes déjà en français (et en anglais), du concept de bushidō.