• L'histoire du Japon en quelques lignes



    Dans l’histoire de l’Asie, le Japon occupe une place particulière du fait de son insularité. On l’a souvent comparée à celle de l’Angleterre dans l’histoire de l’Europe. Mais cette similitude géographique ne doit pas masquer les dissemblances qui, de fait, ont donné au Japon l’élément essentiel de son originalité et le caractère spécifique de son évolution historique.

    L’Angleterre, face à l’Europe, y trouvait des partenaires ou des adversaires d’un niveau politique et économique comparable ; au début de son existence, les grandes puissances civilisatrices d’Occident, la Grèce et Rome, elles-mêmes héritières des grands empires de l’Orient ancien, avaient tout perdu de leur antique rayonnement. Le Japon au contraire, à l’aube de son histoire, a en face de lui une Chine en pleine gloire, celle des dynasties Han (IIIe s. av.-IIIe s. apr. J.-C.), que relaiera celle encore plus éclatante des Tang (VIIe-Xe s.), auxquelles succéderont toutes les puissantes dynasties qui illustrent l’histoire chinoise. Tel est son unique partenaire historique, peut-on dire : une Chine très civilisée, homogène et massive, dont il sentira constamment le poids. Ombre pesante, certes, mais aussi génératrice de culture et de bienfait ; jusqu’aux temps modernes, le Japon n’a cessé de révérer son voisin et de reconnaître ses dettes envers lui.

    Le décalage des niveaux culturels a été rendu plus sensible encore par l’insularité : point ici, comme ailleurs sur le continent, d’infiltrations étrangères, anonymes et continues, qui modifient insensiblement le développement des cultures, mais, chaque fois, la connaissance ressentie de l’origine des emprunts. Pas plus qu’un autre pays, le Japon n’a copié ses voisins ; mais, plus qu’aucun autre pays, il a eu conscience de la nature de ses emprunts et, par là même, de la nature de ses propres éléments ; c’est la ligne de partage des composantes qui est simplement reconnue et, de ce fait, plus nette qu’ailleurs. Averti donc des influences qu’il subissait, le Japon a peut-être eu un plus grand souci de préserver sa spécificité. C’est sans doute une des raisons de son nationalisme, et c’est aussi une des raisons qui l’ont poussé, au VIe siècle, au moment où l’influence chinoise était si pesante à la cour, à compiler ses mythes et ses légendes, à ordonnancer le culte des esprits et celui des ancêtres pour en tirer une notion propre de la divinité. Le jeune shintoïsme se constituait ainsi pour contrebalancer les ambitions d’un bouddhisme chinois assez envahissant. C’est alors la rédaction des chroniques nationales – Kojiki et Nihongi –, deux documents qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, servirent de base à l’histoire des origines du Japon. Il suffit de rappeler que les auteurs de ces textes ont mis en scène autant de dieux, de surhommes et de héros que ceux de la mythologie grecque, quelque mille ans auparavant. Les déesses et les dieux japonais aux nombreuses vertus sont créateurs de glèbe et de prospérité, mais aussi querelleurs, jaloux ou rancuniers, ils suscitent quelques guerres ; ils naissent, ils meurent, ils boudent aussi ou bien encore se chagrinent de pourrir. La notion de divinité est l’aboutissement d’une projection dans l’au-delà des prouesses du lointain passé, sans qu’à vrai dire aucun abîme ne sépare les dieux des hommes. Dans un même élan, le culte des esprits a divinisé toute chose, monts et eaux, rochers et forêts, foyers, ustensiles et armures. Un continuum sacré régnait sur toute la vie ancienne du Japon ; seule une direction ascendante est signifiée lorsqu’on parle de kami , trop étroitement traduit par " divinité " dans les langues occidentales. Cet espace mental était fort différent de celui des Chinois, pour lesquels le confucianisme depuis le VIe siècle avant notre ère avait élaboré des limites rationnelles séparant le monde connaissable des humains des sphères inaccessibles des dieux.

    Tant que la cour japonaise resta la maîtresse d’une union de tribus, cette spécificité ne joua aucun rôle et le jeu des influences diverses s’exerça comme partout ailleurs aux temps préhistoriques. Dès que ceux-ci s’achèvent et que les souverains japonais sentent le besoin d’asseoir une administration centrale et une autorité nationale, les compilations mythologiques surgissent pour garder intact l’irréductible noyau de la culture japonaise. Les textes des réformes des VIIe et VIIIe siècles montrent combien nécessaires furent les retouches successives pour que les changements préconisés puissent être acceptés ; sans parler des cas où les prescriptions du réformateur n’étaient suivies d’aucun effet.

    L’histoire ancienne du Japon est peut-être un dialogue avec la Chine au cours duquel les Japonais répondirent souvent : oui, mais... Cette réticence n’est pas seulement due à la différence des natures psychologiques, illustrée par l’organisation des cultes shintoïques face à l’Église bouddhique, ou bien au décalage politique, illustré par les échecs militaires en Corée, mais aussi à la dissemblance géographique des deux pays. C’est ainsi que le Japon aux environs de notre ère accepte allégrement la riziculture, certes, mais il ne dispose pas de ces immenses plaines du fleuve Jaune et des vastes deltas des fleuves du continent ; sans problèmes de digues et d’irrigation gigantesque, il n’adopte donc pas la lourde machine administrative du contrôle des eaux. Ses rivières, d’autre part, issues de chaînes montagneuses axiales, sont courtes et ses plaines alluviales sont petites, surtout si l’on tient compte que la plus grande plaine, celle du Kanto, au nord, n’est exploitée que vers le IXe siècle. D’une plaine à l’autre, l’existence de collines escarpées coupées de rivières peu profondes et non navigables entraîne une préférence marquée pour le cabotage maritime et confère un rôle dominant à la mer Intérieure, élément puissant d’unification des terres, de Kyushu au Yamato.

    Le compartimentage économique favorise l’existence de multiples territoires qui tendent vers un équilibre de forces, chacun étant trop petit pour résister à la seule coalition de deux autres. Acceptation donc de l’économie agricole chinoise, oui, mais sans en épouser l’organisation régionale ni la rude centralisation des lettrés. Cette dernière sera au Japon toujours plus politique qu’économique ou administrative, d’où l’importance de la lignée impériale, seule garante d’une autorité centrale, seule arbitre des antagonismes locaux, et qu’il fallait absolument préserver, même au prix de certains artifices. Quant aux vrais maîtres, chefs de l’exécutif – régents ou shogun –, ils seront toujours rivaux de l’empereur, mais ils n’auront d’autorité qu’en recevant son aval.

    Trois notions fondamentales dominent l’histoire sociale et économique du Japon : celles de la famille souche (uji ), de la famille (ko ) et du manoir (shoen ). La plupart des études récentes rejettent la notion d’uji comme clan groupant des membres liés par consanguinité ; l’uji serait plutôt un ensemble de cellules de base dont les membres sont eux-mêmes d’origines diverses et de noms différents, c’est-à-dire une famille au sens le plus large du terme, réunissant, sous l’autorité d’un patriarche, tant les parents et les alliés que les clients et des serviteurs. C’est ainsi que l’uji englobe des groupes comme les be , associations de personnes se consacrant au même métier et dont le type d’organisation est distinct de celui des corporations d’Occident. Au VIIIe siècle, les unités de base deviennent les familles, dont chaque groupe de cinquante constitue un village (ri ). Ces familles sont aussi composites (goko ), c’est-à-dire composées de plusieurs familles de consanguins. Ces unités de base assez larges se désintègrent cependant sous le poids des charges fiscales qu’impose la centralisation. Elles deviennent alors soit des petites familles indépendantes, soit de plus larges familles qui groupent à nouveau sur une propriété privée (myo ) des familiers et des corvéables, sous l’autorité d’un patron (myoshu ) qui peut être un maître guerrier (bushi ). Pour certains historiens, toutes ces distinctions mentionnées dans des textes contemporains ne sont que des fictions légales et les documents en question des cens fiscaux.

    Le terrain est plus solide en ce qui concerne la troisième phase des unités administratives, celle des manoirs (shoen ), qui dure du VIIIe au XVIe siècle et dont le plein épanouissement se situe au XIIe siècle. Les historiens japonais ont des vues fort différentes sur le sujet. Pour les uns, le shoen serait fort proche du manoir de l’histoire médiévale européenne, pour d’autres cette comparaison serait abusive car on ignore si la main-d’œuvre était composée de serfs, d’esclaves ou d’hommes libres. Ces manoirs étaient sans doute d’origine différente, les uns pouvant provenir d’une colonisation due à l’initiative du maître propriétaire, d’autres d’une donation de terres faite à un maître. Quoi qu’il en soit, le shoen avait lui-même comme unité de base le myo , propriété privée, et c’était un maître propriétaire (myoshu ) qui avait autorité sur lui. Au XIIe siècle, le shoen se transforme en unités plus larges dont le maître devient aussi collecteur d’impôts et de ce fait accroît considérablement ses réserves et sa puissance, tandis que des familles de guerriers (soryosei ) se groupent et annoncent les débuts d’un féodalisme japonais. Les conflits et les révoltes ont souvent pour centre le shoen : les patrons propriétaires (myoshu ) aspirent à devenir des seigneurs et les paysans à se rendre à demi-indépendants. La collusion de leurs intérêts contre les grands chefs (daimyo ) servait de toile de fond aux guerres civiles qui secouèrent le Japon du XIIe au XVIe siècle.

    Il faut enfin ajouter à ce mécanisme socio-économique les mouvements de centralisation politique. La formation, dès le VIe siècle, du premier royaume unifié du Yamato serait le résultat d’un rassemblement des communautés préhistoriques de l’époque du Yayoi. On s’aperçoit qu’au VIe siècle le pouvoir central décline. La raison pourrait en être que les grandes familles (uji ), bénéficiant de la centralisation, sont alors mieux organisées, plus prospères et de ce fait plus puissantes. Elles peuvent dès lors énoncer leurs prétentions et prendre les armes pour trancher leurs différends. Le phénomène se reproduira fréquemment : une centralisation accroît l’autorité politique et entraîne la prospérité chez les subordonnés qui, dès lors, recherchent l’indépendance et affaiblissent le pouvoir central. Les historiens japonais pensent ainsi que la crise du VIe siècle n’est pas due à la faiblesse du pouvoir, mais que c’est la crise qui affaiblit l’autorité centrale. En réponse à ces menaces, le pouvoir répond par des mesures appropriées, telle la réforme de Taika (645). Il s’agissait de remodeler l’État à l’image de la Chine pour assurer un fort pouvoir central capable de " déféodaliser " les terres et de tenir tête aux dissidents ; le travail, la terre et la production devaient être contrôlés par l’État. De fait, ce rassemblement des éléments du pouvoir se fit à l’avantage d’une grande famille alliée à l’empereur, la maison des Fujiwara, mais le pays compartimenté laissait en place de nombreux petits potentats locaux qui, voulant échapper à l’emprise des Fujiwara, apportaient leur soutien à l’empereur avec l’espoir peut-être de prendre une revanche " légitime ". De la sorte, l’aristocratie ne constituait pas une seule classe : les grands rivalisaient, les moyens s’attiraient les grâces des petits pour supplanter les premiers, les petits soutenaient les moyens dans le dessein d’acheter leur indépendance ; le mécanisme jouant tantôt à l’avantage de l’empereur, tantôt – et plus souvent – au bénéfice des chefs de maisons, régents et plus tard shogun . L’histoire politique reposera sur l’équilibre de ces forces jusqu’au XIXe siècle, quand l’empereur Meiji reprendra le pouvoir au seul avantage de la cour, réunissant dès lors légitimité et autorité.

    L’Occident s’est trouvé en contact avec le Japon vers le milieu du XVIe siècle. Les Portugais par Macao, les Espagnols par Manille, puis les Anglais et les Hollandais parvinrent aux îles nippones, en traversant des mers déjà sillonnées par les barques chinoises et japonaises. Les Japonais passèrent à l’offensive à la fin du XVIe siècle ; ils allaient pénétrer jusqu’en Birmanie. Mais, après la chute des Ming, la thalassocratie des Zheng, résistant à la nouvelle dynastie des Qing, s’établit dans les mers de Chine, régissant les communications aux alentours de Formose jusque dans les années 1680. Dès 1641, le gouvernement japonais du shogun avait interdit l’accès des ports nippons, à l’exception de Nagasaki ouvert seulement aux Chinois et aux Hollandais ; les Japonais, sous peine de mort, ne devaient plus voyager à l’étranger.

    Malgré cette contraction survenue très tôt, le Japon avait largement bénéficié de la grande ouverture, de la fin du XVIe au début du XVIIe siècle. Il importa des étoffes de l’Inde et de l’Orient et les imita ; il introduisit les techniques de tissage de la Chine ; il apprit à cultiver le cotonnier ; il acheta de la soie grège en grande quantité, préparant ainsi l’essor de la production intérieure des soieries ; il transforma les arts militaires par l’emploi des armes à feu ; il améliora également les techniques de nagivation. Les leçons tirées des relations intenses avec l’étranger ne furent pas complètement oubliées : l’autorisation, au XVIIIe siècle, des " études hollandaises " est à l’origine de la modernisation du pays.

    Surtout, le Japon avait instauré chez lui l’économie monétaire. L’or demeurait rare, mais il servait de monnaie de compte et de valeur de thésaurisation. L’argent était utilisé pour les transactions importantes. Des lettres de change circulaient. L’accumulation des capitaux restait entre les mains des marchands laissés sous la domination d’une classe seigneuriale qui était censée diriger toutes les affaires d’un État morcelé. Sous le régime des Tokugawa, de 1603 à 1867, le Japon se trouvait dans une période précapitaliste. Cependant, il ne put vivre d’une économie pour ainsi dire fermée que grâce à la paix qui régnait en Asie orientale. En effet, lorsque la Chine fut vaincue, à l’issue de la guerre de l’opium (1842), il fut en état d’alerte. Aussitôt, avec de très faibles moyens, il entreprit la modernisation de la sidérurgie, en vue de renforcer son armement. Ainsi, le Japon, comme d’Ocident, faisait son premier pas vers l’industrialisation, par le travail du fer.

    Mais le cheminement fut lent et accidenté. Lorsque les puissances occidentales imposèrent la liberté du commerce, le Japon n’y était pas prêt. L’ouverture de Yokohama, en 1859, permit l’accroissement rapide et massif des exportations et, plus encore, à brève échéance, celui des importations, provoquant la destruction du système monétaire japonais, une hausse foudroyante des prix et la dislocation des marchés intérieurs. Le gouvernement du shogun , accusé de faiblesse et d’incompétence, fut renversé et remplacé par un nouveau gouvernement impérial.

    Le régime de Meiji, fondé en 1868, choisit délibérément la voie de la modernisation. Il se hâta de réformer d’abord les institutions : supprimant l’autonomie des fiefs, il unifia administrativement le Japon ; tout en se souciant de ménager la représentativité des régions, il consolida la centralisation gouvernementale. La promulgation, en 1889, de la première Constitution fut l’aboutissement de cet effort de modernisation institutionnelle. Cependant, les dirigeants de Meiji ne négligèrent pas davantage les transformations économiques. Très tôt dans les années 1870, des réformes furent entreprises dans les domaines monétaire, fiscal, financier, commercial, tandis que des progrès spectaculaires pouvaient être enregistrés dans des réalisations concrètes : l’établissement des chemins de fer, l’emploi de l’énergie hydraulique ou calorifique, l’adoption de machines européennes.

    En même temps, le Japon était amené à renforcer son armée, qui devenait l’instrument indispensable de son expansion. La victoire sur la Chine, en 1895, lui permit d’annexer l’île de Formose, de parfaire son nouveau système monétaire et de reprendre la modernisation de l’industrie sidérurgique. Au début du XXe siècle, il avait posé les bases d’une économie capitaliste.

    Or, les guerres plaçaient le Japon dans une situation nouvelle en Asie orientale. En 1900, il s’était allié aux puissances occidentales, dans la guerre des Boxers. Ses visées allaient vers la Mandchourie lorsqu’il déclencha la guerre russo-japonaise qui lui apporta le Guandong, tête de pont sur le continent. Il annexa la Corée en 1910. Après la première révolution chinoise, il conçut de plus en plus nettement le projet de créer un ensemble économique avec la Chine. C’est dans cette intention qu’il ménagea ses forces armées, pendant la Première Guerre mondiale, afin de mieux s’implanter sur le continent. Mais cette politique aboutit à un échec, parce que le Japon supporta mal la croisance conjoncturelle et trop rapide de son économie intérieure.

    Après 1918, les crises économiques et politiques l’atteignirent plus précocement et plus profondément qu’elles n’affectèrent les autres pays. Ainsi s’expliquent l’enlisement de la démocratie parlementaire et l’insuccès des mouvements socialistes ou communistes. Les gouvernements successifs, maintenant à l’extérieur un équilibre diplomatique précaire et à l’intérieur l’ordre par la répression, tentèrent en vain tantôt le redressement économique, tantôt la pénétration en Chine ou la démocratisation des institutions.

    Au plus profond de la grande crise économique mondiale, l’armée du Guandong provoquait les incidents qui conduisirent le Japon à l’invasion de la Mandchourie, dont il fit un État indépendant, mais inclus dans un ensemble éconmique et politique placé sous son contrôle. Progressivement, la métropole fut organisée comme une seule usine de guerre, dirigée par de puissants holdings appelés zaibatsu . À la recherche de matières premières, le gouvernement fit envahir la Chine, à partir de 1937, et se lança dans l’aventure de la guerre du Pacifique, en 1941. Mais la dictature militaire qui s’établit alors ne fut pas capable de résoudre les problèmes sociaux, pas davantage de consolider les alliances politiques dans l’aire occupée, dans l’océan Pacifique, en Chine et dans l’Asie du Sud-Est. Vaincu par la puissance économique américaine, le Japon capitula le 15 août 1945. La défaite correspondait à un effondrement économique, à la liquidation d’un passé politique et à l’isolement international.

    Deux fois en quatre siècles, le Japon était passé par le double mouvement expansion-contraction, sensiblement dans la même zone géographique. La première fois, il s’était éveillé à l’évolution économique mondiale ; la seconde, malgré la défaite, il avait définitivement bâti chez lui l’économie capitaliste moderne.