Après avoir pris congé du Grand Bouddha qui bouddhe à Kamakura, avons repris notre bâton de pèlerin, nos sandales et notre cilice et pris la direction de notre prochaine station. Bien sûr, un pèlerinage qui se respecte ne va pas sans rencontres impromptues et plus ou moins enrichissantes...
Nous nous rendons au temple de la Grande Kannon, Hase-dera. Après avoir croisé des petits bassins aménagés, bondés de carpes multicolores, nous avons grimpé à flanc de colline. Des cohortes de tout petits bouddhas alignés comme à la parade nous ont accueillis. Dans mon agenda quand j'en tiens un, un petit bouddha, je l'mets sous mon bras jusqu'au matin, ce petit bouddha. Mais là il y en avait trop. Partout, par terre, sur des gradins en pierre. Certains portent des bonnets tricotés ou des vêtements dans un peu tous les styles. Sans doute les dévots leur dénichent-ils des vêtements, des tabliers d'enfants, tout cela très fleuri. Des baraques à fleurs y pourvoient, sur le même principe que les étals de cierges de nos églises, et d'ailleurs il y a aussi des cierges à Hase-dera. Une cahute abrite l'un des inévitables troncs, mais aussi des jouets mis en offrandes, des petits cadeaux et de la nourriture (de konbini) présentés à une statue en bois clair de facture récente.
La société des petits bouddhas n'est pas tout à fait égalitaire. L'un d'eux loge au milieu d'un cours d'eau ; une louche permet au visiteur de lui en balancer en pleine poire. C'est peut-être une forme de bizutage pour les bouddhas débutants. Les croix gammées sont omniprésentes. On a beau savoir que c'est un symbole bouddhique emprunté par les nazis, cela laisse une impression étrange à un Européen.
Nous montons encore d'un niveau sur la colline où nous trouvons un clocher typique : quatre piliers sous un toit auquel est suspendu une grande cloche de bronze à évent tubulaire (et non évasé comme on fait en Europe), et au sommet rond. Il n'y pas de battant mais une poutre heurtoir suspendue horizontalement à côté de la cloche.
Enfin nous entrons dans le sanctuaire où la statue de la Grande Kannon fait ses heures, impassible. Dorée à souhait, elle est nettement plus impressionnante que le GBK car elle est mise en valeur par l'espace noir qui l'entoure, l'éclairage sophistiqué et les tentures vertes frappées d'un mon qui nous tiennent à distance. La coquette sait cultiver le mystère.
En quittant Kannon nous avons une révélation : les petits bouddhas en apparence jumeaux portent dans le dos des écritures différentes. Sont-ce des soutras, ou portent-ils des dossards à la gloire de leur sponsor ? Ou bien doivent-ils deviner ce qu'ils ont dans le dos en se posant des kôan les uns aux autres ? Quel bruit fait le vent quand tu ne l'entends pas ? Quand la neige fond que deviennent les traces de pas ? La lumière est-elle vraiment éteinte quand la porte du frigo est fermée ?
Au Japon un temple ne saurait être complet sans son lot de distributeurs, des toilettes propres et des lieux de halte. D'ici on voit la baie de Kamakura et l'on goûte le vol gracieux des milans qui ont élu domicile sur la colline. On est cependant prévenu par des écriteaux que les rapaces ne dédaignent pas venir goûter aux pique-niques des touristes de temps en temps.
Au pied de la colline, dans un bâtiment vitré, travaillent des calligraphes. Au bord du chemin un autel est dressé en l'honneur d'une figure à longs crocs, glaive à la main, à qui on fait des offrandes de sake (p't'êt' le mari d'Kannon). Plus loin on entre dans un réseau de grottes basses décorées de bas reliefs (ou de haut reliefs ?). Des cavités en eau sont jonchées de petite monnaie. On peut faire brûler des bougies, c'est peut-être la raison de la noirceur des murs moites. Un couloir s'abaisse à même pas un mètre et demi, les Japonais s'amusent comme des fous : c'est comme la maison fantôme sur les foires. Une pièce est habitée par une statue de pierre (le kami de l'humidité j'imagine) et ses clones minuscules que l'on achète (300 yens) pour les déposer auprès de leur modèle, là où sans doute ils seront le mieux à même d'intercéder en notre faveur. Mine de rien, c'est une industrie renouvelable : quand il n'y a plus de statuettes à vendre il suffit de les ramasser, de les remettre dans la caisse et c'est reparti pour un exercice fiscal.
Gavés de nourritures spirituelles, notre enveloppe charnelle commence cependant à nous rappeler avec insistance les mérites des nourritures terrestres. Il est temps de se mettre en quête d'une table.
À suivre...