Article de LIBERATION, ici :
http://www.liberation.fr/actualite/medias/235589.FR.php
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Japon : un reporter au tribunal pour crime de lèse-top 50
Les organisateurs du hit-parade lui réclament plus de 300 000 euros pour avoir révélé un secret de Polichinelle : la manipulation des chiffres. Par Michel TEMMAN
QUOTIDIEN : vendredi 16 février 2007
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Scandale autour du Top 50 nippon. Cette semaine s'est ouvert à la cour de justice de Tokyo un procès aux effets potentiels dévastateurs. L'affaire est grave. Elle oppose la société japonaise Oricon, cotée à la Bourse de Tokyo (200 employés, 36 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2006), à un journaliste indépendant, Hiromichi Ugaya, 43 ans.
Autrefois dirigée par le père du PDG actuel, Oricon règne en maître au Japon dans le business musical. Le groupe a bâti sa renommée avec son classement des ventes d'albums dans la J-pop (pop japonaise), équivalent local du Top 50.
Favoritisme. Dans un entretien donné en avril 2006 à Saizo, un magazine qui mêle business et culture, Hiromichi Ugaya, spécialiste de l'industrie musicale nippone, émet de sérieuses réserves sur les pratiques d'Oricon. Il doute des méthodes employées par la société dans la fabrication de ses classements. Oricon, selon lui, n'hésite pas à truquer les chiffres de ventes de CD de certains artistes. Et favorise ceux d'agents et partenaires tels que Johnny & Associates (fondée par l'agent Johnny Kitagawa), à l'origine du succès d'idoles et groupes pop comme Smap, Kinki Kid ou Ya-ya-yah. En vérité, les sérieux soupçons de Ugaya ne font que crever un abcès : le truquage des classements et le gonflement des chiffres de ventes seraient des pratiques fréquentes dans l'industrie nippone de la musique.
Hiromichi Ugaya n'est pas l'auteur de l'article intitulé «Johnny, bénéficiaire d'un traitement VIP ?» et la citation ne fait que vingt petites lignes. Qu'importe. Oricon dément en bloc. Koh Koike, 41 ans, le jeune patron d'Oricon, attaque le journaliste en diffamation, pour «atteinte à l'honneur et à la crédibilité». La main lourde, il lui réclame 50 millions de yens (318 000 euros) de dommages et intérêts. Pour sa défense, Ugaya doit payer 7 millions de yens (45 000 euros) rien qu'en frais d'avocats. Des sommes colossales.
Hiromichi Ugaya n'est pourtant pas un débutant. Diplômé en droit public de Columbia, ex-employé du grand quotidien Asahi Shimbun et de son hebdo Aera durant dix-sept ans, il est devenu journaliste indépendant pour exercer sa liberté, ce qui est difficile dans les grands journaux du pays. Un choix courageux et rare au Japon, où les grands médias écrits et audiovisuels ne font presque jamais appel à des pigistes extérieurs. Reporter aguerri, Ugaya se met à enquêter sur l'industrie musicale. Il publie trois essais, dont un révèle certaines pratiques courantes de corruption au sein des conglomérats de l'industrie musicale nippone. «C'est un excellent journaliste d'investigation, dit un de ses amis. Le procès que lui intente Oricon, qui n'attaque ni le magazine ni l'auteur de l'article, est ridicule. Absolument injuste. Oricon aurait dû se contenter d'un droit de réponse. Ou s'en prendre à Ugaya dans une de ses revues. Lui réclamer 50 millions de yens est complètement fou. La réaction du PDG [Koh Koike] est totalement démesurée.»
Ecoutes téléphoniques. Pour Hiromichi Ugaya, l'affaire, «version moderne et japonaise de David contre Goliath» , est le signe que «la liberté d'expression au Japon est menacée». «D'ailleurs, déplore-t-il , pas un média japonais, à ce jour, ne s'y est intéressé.»
Ce procès évoque d'ailleurs l'affaire Takefuji, du nom de cette maison de crédit qui a poursuivi, il y a six ans, quatre journalistes indépendants japonais pour leurs articles mettant en cause ses pratiques douteuses. Après quatre ans d'instance, les journalistes ont finalement gagné le procès. L'affaire s'était en effet retournée contre le patron de Takefuji, jeté en prison pour avoir fait mettre deux des journalistes sur écoute et enfreint la loi sur les télécommunications. En février 2004, le PDG de Takefuji avait dû verser une caution de 1,9 million d'euros pour être libéré.
Un défenseur de Hiromichi Ugaya, lui, dénonce aujourd'hui «la volonté d'intimidation» du PDG de Oricon, pressé de faire taire le journaliste «pour un commentaire de vingt lignes». Selon lui, «la disproportion dans cette affaire illustre la mainmise qui pèse sur les médias face à une industrie musicale toute-puissante». En tout cas, dans un Japon réputé à tort harmonieux, et qui compte les cinq plus gros quotidiens au monde, l'investigation ne reste pratiquée que par de rares médias indépendants. Et le procès intenté par Oricon semble d'abord celui d'un délit d'opinion. «Ce procès est extrêmement dangereux, car il menace la liberté d'expression et une certaine idée du journalisme indépendant. Ce procès concerne tous les journalistes indépendants.»
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Sly.