Bonjour,
Dans les histoires originales de Maurice Leblanc, Arsène Lupin pratique le ju-jitsu.
C’est ainsi que dans l’histoire « L’évasion d’Arsène Lupin » (présentement publiée dans le recueil « L’arrestation d’Arsène Lupin », en collection « libretti 2 Euros »), on peut lire en page 86 le passage suivant, où Arsène Lupin use d’une prise de ju-jitsu :
«
- Arsène Lupin, Arsène Lupin, balbutia-t-il.
Et subitement, pris de rage, lui serrant la gorge, il tenta de le renverser. Malgré ses cinquante ans, il était encore d’une vigueur peu commune, tandis que son adversaire semblait en assez mauvaise condition. Et puis, quel coup de maître s’il parvenait à le ramener !
La lutte fut courte. Arsène Lupin se défendit à peine, et, aussi promptement qu’il avait attaqué, Ganimard lâcha prise. Son bras droit pendait, inerte, engourdi.
- Si l’on vous apprenait le jiu-jitsu au quai des Orfèvres, déclara Lupin, tu saurais que ce coup s’appelle udi-shi-gi en japonais. »
Ce passage est nanti de la note de bas de page :
« Les lacunes de la formation des policiers (souvent recrutés parmi les militaires) font à l’époque l’objet de nombreux débats et Clemenceau, devenu ministre de l’Intérieur en 1910, se chargera d’améliorer la situation. »
Il y a très longtemps, j’avais lu cette histoire en édition jeunesse, et je m’étais interrogé sur la nature de cette prise de ju-jitsu, regrettant l’absence d’une note de bas de page la concernant.
Plusieurs années après, j’ai trouvé cette édition « libretti », et, sur des charbons ardents, j’ai été directement voir ce passage, espérant trouver une note de bas de page à ce propos. Et j’avais été à nouveau désappointé d’y trouver la note actuelle, sur les lacunes de la police d’alors.
D’autant que, par contraste, par exemple, la note concernant le système Bertillon est plutôt bien rédigée et bien illustrée.
Il se trouve qu’encore bien des années plus tard, j’ai non seulement pratiqué le ju-jitsu, mais j’ai également appris le japonais, en me spécialisant, précisément, sur les arts martiaux.
Je me suis donc fendu d’un topo en deux points sur cette question de la prise « udi-shi-gi ».
Il y a environ un an et quelque (mai 2022) je l’ai envoyé par courrier papier et voie postale classiques pour le proposer aux dîtes éditions chapeautant la collection « libretti 2 Euros » (C’est-à-dire les éditions « Le livre de poche »), mais jusqu’à maintenant, je n’ai pas eu la moindre réponse de leur part.
Voici donc mon article dans son intégralité :
Point N° 1 : d’où vient ce terme « udi-shi-gi » en tant que tel ?
L’histoire « L’évasion d’Arsène Lupin » a été publiée en janvier 1906. Maurice Leblanc l’a donc forcément écrit avant cette date.
Il se trouve qu’à peine quatre mois plus tôt, une rencontre sportive française a eu un énorme retentissement : le duel Régnier-Dubois.
Un professeur de ju-jitsu, Ernest Régnier, défie un pratiquant de boxe française, Georges Dubois. Le duel a lieu fin octobre 1905, à Courbevoie.
Le combat est court : Régnier remporte le duel en immobilisant au sol son adversaire au bout d’à peine quelques secondes.
Voilà comment le journal « L’auto », le principal journal sportif français de l’époque, décrit cette prise :
« Le coup est dénommé arm-lock en Angleterre et s’appelle udi-shi-gi en japonais ».
(Cf. « L’auto » du vendredi 27 octobre 1905, page 3, article signé de L. Manaud)
Comme on peut le voir, il est évident que Maurice Leblanc a recopié quasiment « mot-pour-mot » ce passage de l’article de Manaud au moment d’écrire son histoire.
En conclusion, ce que ce passage montre, ce n’est donc pas les lacunes de la formation de la Police d’alors, mais bien plutôt l’extraordinaire vogue du ju-jitsu en France à partir de 1905/1906, suite à la confrontation Régnier-Dubois.
Point N° 2 : à quelle prise exactement correspond ce terme « udi-shi-gi » ?
Alors, je pense que le terme « udi-shi-gi » est une mauvaise retranscription du terme japonais « ude-hishigi », qui se calligraphie 腕拉. Il y a d’abord le kanji « ude » [ 腕 ], qui veut dire « bras », puis le kanji « hishigu » [ 拉 ], qui veut dire « luxer », « contraindre ». Aujourd’hui, on le trouve aussi calligraphié : 腕挫 (idem, même prononciation, même signification).
Le terme « ude-hishigi » est donc un terme général qui désigne une clé de bras.
Dans le contexte du duel Régnier-Dubois, puisque c’est de celui-ci que Leblanc s’est directement inspiré, et si l’on se fie aux photos d’époque, la prise est très précisément « (ude-hishigi) juji-gatame », qui se calligraphie (腕挫) 十字固. Elle consiste à immobiliser l’adversaire au sol à l’aide de ses jambes, en tirant sur le bras adverse avec les mains pour le maintenir tendu.
Donc, ce n’est pas la prise utilisée par Arsène Lupin dans le livre, puisque Lupin et Ganimard y sont tous deux assis sur un banc.
Cela me conforte dans l’idée que Maurice Leblanc a dû recopier tel quel le terme mentionné dans la presse, sans trop savoir ce que c’est, ou sans se préoccuper de son sens réel.
Faute d’autres indications, on ne peut donc qu’affirmer ici qu’Arsène Lupin fait une clé de bras à Ganimard, sans savoir exactement laquelle.
Je pourrais faire quelques supputations, naturellement, juste pour nous amuser un peu, mais rien de plus : dans le programme officiel du judo/ju-jitsu tel que défini par Jigorô Kanô dans les années 1880, il y a 9 techniques dites « ude-hishigi ». Sur ces 9 techniques, il n’y en a que 3 qui puissent se faire avec les bras, en ne saisissant que le bras adverse, et sans usage des jambes : « waki-gatame » (腋固), « te-gatame » (手固) et « ude-gatame » (腕固).
On pourrait donc supposer qu’Arsène Lupin utilise une de ces trois prises-là à ce moment de l’histoire.
Qu’en dites-vous ?