« Ceux qui se montrent incapables de sentir en eux-mêmes la petitesse des grandes choses ne sauraient reconnaître chez les autres la grandeur des petites choses. L’Occidental moyen, proie de sa douceâtre complaisance, ne discernera au mieux dans la cérémonie du thé qu’une des mille et une bizarreries caractérisant à ses yeux un Orient affecté et puéril. Celui-là s’était habitué à considérer le Japon comme une contrée barbare tant qu’il se consacrait aux arts délicats de la paix : il le tient désormais pour un pays civilisé depuis qu’il massacre à bras raccourcis sur les champs de bataille de Mandchourie. Combien de commentaires n’a-t-on pas consacrés au code des samouraïs, à cet art de la Mort, pour lequel nos guerriers se sacrifient avec tant d’exaltation ! Alors que la voie du thé, qui incarne au mieux notre art de la Vie, n’a guère suscité d’intérêt. A dire vrai, nous resterions volontiers des barbares, si notre prétention à la civilisation devait reposer uniquement sur l’horrible gloire de la guerre. Nous préférons, en effet, attendre que vienne le temps où notre art comme nos idéaux recevront le respect qu’ils méritent.

Quand donc l’Occident comprendra-t-il, ou du moins tentera-t-il de comprendre l’Orient ? Nous sommes souvent épouvantés, nous autres Asiatiques, par le singulier voile de faits réels et imaginaires dont on nous recouvre. On nous décrit vivant du parfum des lotus, quand ce n’est pas de souris et de cafards. Soit nous sommes des fanatiques impuissants, soit d’abjects voluptueux. La spiritualité indienne a été traitée d’ignorance, la tempérance chinoise de stupidité, le patriotisme japonais de fruit du fatalisme. On a même prétendu que la callosité native de notre système nerveux nous rendait moins sensibles à la douleur et aux blessures !

Pourquoi ne pas vous amuser à nos dépens ? L’Asie vous retourne le compliment. Votre joie serait accrue si vous saviez tout ce que nous avons imaginé et écrit à votre propos. Tout l’enchantement propre à la perspective, tout l’hommage inconscient rendu au merveilleux et tout le ressentiment silencieux à l’égard du nouveau et de l’indéfini s’y trouvent. On vous a chargés de vertus trop raffinées pour être enviées, et accusés de crimes trop insolites pour être condamnés. Nos écrivains de jadis - hommes de sagesse et de savoir ! - nous ont appris que vous portiez des queues broussailleuses cachées sous vos vêtements, et dîniez souvent d’une fricassée de nouveaux-nés ! Mais il y a pire reproche : nous avions coutume de vous tenir pour le peuple le plus théorique de la terre, puisque vous passiez pour prêcher à l’envi ce que vous ne pratiquiez jamais. »


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