Les Yokais
par
le 23/04/2013 à 18h19 (11487 Lectures)
Qui peut répondre à la question "les Japonais sont-ils religieux" ?
A mon avis, personne. Car, comme d'habitude au Soleil Levant, il règne sur ce sujet une délicieuse ambiguïté. Certes, on croise des temples à tous les coins de rues, des autels garnis d'offrandes mais, à y regarder de plus près, on constate un savant mélange, pour ne pas dire un joyeux bordel... Les symboles Shintô et Bouddhistes sont partout entremêlés, on se marie chrétien parce que la robe est belle puis on réclame des funérailles bouddhistes dans l'espoir de la réincarnation.
En fait, la religion à l'occidentale, où chacun est "encarté" auprès du dieu untel, rite machin, paroisse bidule, tout cela n'existe pas au Japon. Et bizarrement, dans cette société pourtant très hiérarchisée, on n'a pas inventé la notion d'église pyramidale avec le Dieu en haut et toute la hiérarchie par-dessous. Au contraire, au Japon, la religion est partout, dans la vie quotidienne, et l'on croise souvent un dieu en descendant de chez soi.
D'ailleurs, on ne sait pas vraiment si c'est un dieu. Car où s'arrête l'homme et où commence le dieu ? C'est typiquement dans cet intervalle ambigu que logent les Yôkais.
Les Yôkais sont à la fois des dieux, des monstres, des esprits et des histoires pour enfants. Il en existe des centaines. Certains ont l'apparence humaine, d'autres sont des animaux, d'autres enfin ne ressemblent à rien (une roue de feu, un parapluie avec une bouche ou une pile de vaisselle). Les Japonais vivent avec eux depuis toujours, tant ces personnages sont enracinés dans leur histoire. Des quartiers de Tôkyô portent le nom d'un yôkai (Kappabashi, par exemple, du nom de Kappa, l'homme batracien), ou des plats traditionnels (comme le Kitsuné-Udon, soupe de pâtes du nom de Kitsuné, la femme renard).
J'ai toujours aimé les Yôkais. J'ai toujours recherché leurs traces dans mes promenades japonaises. Les statuettes de Tanuki devant les restaurants, le temple dédié à Tengu sur le mont Takao. Car (je trouve), ce qui les rend fascinants c'est que, contrairement à certaines créatures de nos mythologies occidentales, les Yôkais ne véhiculent aucune morale, aucun message, aucune leçon qui profiteraient aux hommes. Ils sont très souvent équivoques, aidant par exemple à fabriquer un pont mais dévorant sans pitié quelques enfants innocents (Kappa). Et les farces de Tanuki sont un jour potaches et le lendemain incroyablement cruelles.
Les Yôkais ne vivent ni par, ni pour les hommes. Leur existence est simplement libre et indépendante. Comme si c'était à nous de vivre parmi eux. On peut d'ailleurs dire cela de l'ensemble des dieux du Japon. Et alors, peut-être peut-on répondre à la question du début de cet article...
Les Japonais ne sont pas religieux, non. Mais ils vivent parmi les dieux !
A propos de l'auteur : je m'appelle Jean-Philippe Depotte, je suis romancier. J'ai vécu avec ma famille quatre ans à Tôkyô. A l'occasion de la publication de mon quatrième roman "le Chemin des dieux", chez Denoël, j'ai décidé de raconter mes impressions japonaises dans ce blog.
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