Kitsune, l'actrice universelle
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le 31/05/2013 à 17h09 (18556 Lectures)
Ginza est un quartier que l’on dit occidentalisé. Le mot est toujours péjoratif dans la bouche de ceux qui le prononcent. C’est le quartier du luxe et des enseignes internationales. Mais moi, j’ai toujours aimé m’y promener. Il y règne un calme... japonais, un calme de salon de thé. L’asphalte gris clair absorbe le bruit des voitures comme un tatami le glissement des pas. Car même dans le plus occidentalisé des quartiers, la tradition japonaise n’est jamais bien loin pour qui sait regarder.
Au coin d’une rue du deuxième district de Ginza se dresse un temple miniature. A cet endroit où le mètre carré est le plus cher de Tôkyô, on a quand même pris le soin de réserver un espace aux dieux du Shintô. Un tori peint en rouge indique la présence du temple. Un arbre confère la paix aux esprits de la nature. Le temple lui-même est un bric-à-brac d’offrandes : du tofu grillé, une bouteille de Courvoisier... Des gourmandises devant une statue de renard. Car toutes ces richesses sont dédiées à Kitsuné.
Qui est Kitsuné ? Est-ce un dieu, un monstre, un animal de légende ? Au Japon, cette question n’a pas de sens. Kitsuné est un Yôkaï, c’est-à-dire un personnage qui hante à la fois les histoires de la tradition et les lieux sacrés, un caractère exemplaire suffisamment divin pour qu’on lui consacre des temples mais pas assez pour mériter un visage humain. Car Kitsuné est un renard. C’est d’ailleurs la signification littérale du mot Kitsuné. Comme si tous les renards portaient en eux une part de la divinité.
Dans la tradition, Kitsuné peut revêtir toutes les formes pour tromper les hommes, les séduire, les égarer, et mieux les détrousser ou parfois les tuer. Kitsuné peut prendre l’apparence d’une belle femme (son déguisement favori) ou d’une paire de chaussures neuves (et pour cette raison, on n’entre jamais dans une maison avec des chaussures neuves !). Et quand il pleut en gouttes fines malgré un ciel bleu, on dit que ce sont les larmes au mariage de Kitsuné. Comme tous les Yôkaï de son espèce, Kitsuné partage le quotidien des Japonais. Son plat préféré, le tofu grillé, est dans toutes les assiettes. Et vous la croisez elle-même, sans le savoir, car elle joue tous les rôles, elle est l’actrice universelle.
Elle ? Oui, de l’avis général, Kitsuné est un personnage féminin. L’art du travesti, au Japon, est strictement compartimenté. Côté hommes, il est représenté par un autre Yôkaï,Tanuki, mi-ours mi-blaireau, un gouailleur qui aime jouer des tours. Comme Kitsuné, il se déguise pour tromper les hommes, il se déguise même en femme quand c’est nécessaire. Il incarne, en quelque sorte, l’art du Kabuki, ce théâtre de divertissement où tous les rôles, mêmes féminins, sont joués par des acteurs masculins (les Onnagata).
Alors, pour respecter l’équilibre, Kitsuné aussi s’est vu offrir un théâtre. Plus récent, c’est le Takarazuka. Créé en 1914 dans la ville du même nom, il monte de célèbres revues musicales jouées exclusivement par des femmes. Et plus récemment, la compagnie a ouvert un théâtre à Tôkyô, dans le quartier d’Hibiya, à deux pas de Ginza. Traditionnellement, trois troupes s’y relaient : la troupe des Fleurs (la plus prestigieuse), la troupe de la Lune et celle de la Neige (auxquelles se sont ajoutées ensuite l’Etoile et le Cosmos). Et leurs actrices vedettes sont les Otokoyaku, des femmes qui ne jouent que les rôles masculins. Leurs traits sur les affiches sont étrangement pointus, les yeux en amande tirés vers l’arrière. Leur silhouette reste fine, elles envoutent plus qu’elles ne trompent, dans leurs costumes masculins. Mais moi, je suis occidental et elles ne parviennent pas à me berner. A chaque fois, je reconnais sur l’affiche le visage de Kitsuné.
A propos de l'auteur : je m'appelle Jean-Philippe Depotte, je suis romancier. J'ai vécu avec ma famille quatre ans à Tôkyô. A l'occasion de la publication de mon quatrième roman "le Chemin des dieux", chez Denoël, j'ai décidé de raconter mes impressions japonaises dans ce blog.
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