Un sourire inoubliable
par
le 24/05/2013 à 08h55 (11748 Lectures)
Imaginez la beauté d'une femme aux dents noires. Nous sommes au Japon, au tournant de l'ère d'Edo.
Pourquoi noires ? Au Japon, on ne demande jamais pourquoi. Mais quand même... noires ?! Peut-être qu'au japon on aime ce qui est compliqué, on aime le raffinement. Et si vous insistez, on vous répondra que le blanc est la couleur des os. Ou bien, un occidental mal intentionné vous expliquera que la laque noire sur les dents des geishas pouvait bien occulter quelques dents gâtées. A l'époque, à défaut de savoir blanchir, on se contentait de noircir.
Et puis, il existe une dernière explication. C'est celle que je retiendrai. La bouche noire est le symbole de la beauté parfaite des masques de théâtre. On dit qu'autrefois, les généraux japonais au moment de l'attaque se souciaient du visage qu'ils laisseraient à leurs hommes et à l'éternité. Désireux de transformer le combat en une fresque épique, ces généraux se maquillaient le visage à la poudre de riz, puis ils se dessinaient les sourcils et se teintaient les dents en noir. Ainsi ressemblaient-ils déjà, au moment de leur mort, à la figure héroïque que l'on ferait d'eux, plus tard, sur les scènes des théâtres.
Et puis les hommes ont cessé de se peindre les dents et la mode n'est restée qu'aux femmes. Aux geishas, en particulier. On appelle cela le Ohaguro. Avec un 'O' pour indiquer que l'affaire est noble et qu'il faut la respecter.
La peinture noire du Ohaguro est une laque réalisée à partir d'une poudre de tanin extraite d'une galle d'un arbre particulier : le sumac. On mélange cette poudre à un liquide malodorant obtenu par dissolution du fer dans l'acide acétique (qu'on obtiendra d'un mélange de vinaigre, de thé et d'alcool de riz). Bref, c'est compliqué, ça prend du temps et surtout, surtout, c'est infect ! On comprend ainsi qu'au fil du temps, la beauté subtile de l'Ohaguro s'est réfugiée dans ce sanctuaire du raffinement qu'est le monde des saules, les geishas de l'ancienne Edo.
Alors, si un jour vous avez la chance de croiser une femme aux dents noires, oubliez les images contemporaines de dents gâtées et de misère qu'on leur associe de notre côté du monde. Et voyez plutôt le luxe extraordinaire de ces femmes-objets, aux dents laquées comme du bois précieux.
A propos de l'auteur : je m'appelle Jean-Philippe Depotte, je suis romancier. J'ai vécu avec ma famille quatre ans à Tôkyô. A l'occasion de la publication de mon quatrième roman "le Chemin des dieux", chez Denoël, j'ai décidé de raconter mes impressions japonaises dans ce blog.
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