• Romain Slocombe - Regrets d'hiver



    Le quatrième tome des aventures japonaises, lugubres et un tantinet vicieuses du photographe Gilbert Woodbrooke vient de paraître sous le titre Regrets d'hiver. Son auteur, Romain Slocombe, était l'invité de l'émission Mauvais Genre du 27 Mai 2006, sur France Culture. On peut lire également la transcription de l'émission du 21 février 2004 consacrée au troisième volume : Averse d'automne



    François Angelier : - Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue dans Mauvais genre qui reçoit ce soir Romain Slocombe, que je salue. Bonsoir Romain Slocombe.

    Romain Slocombe : - Bonsoir François.

    François Angelier : - Alors vous êtes avec nous pour Regrets d'hiver. On est fidèle à votre tétralogie Woodbrooke puisque vous étiez avec nous pour les premier et deuxième volumes. Peut-être pas pour le troisième...

    Jean Yves Bochet : - Si ! Bien sûr !

    François Angelier : - Si, aussi, Jean Yves Bochet ? Voilà, donc le quatrième est sorti en Fayard Noir. Je salue également Christine Gomariz.

    Christine Gomariz : - Bonsoir.

    François Angelier : - [...] et je salue Philippe Rouyer...

    Philippe Rouyer : - Bonsoir.

    François Angelier : - [...] Alors <p><b>Romain Slocombe</b>, donc, Regrets d'hiver. Pour nos auditeurs je vais un peu récapituler. C'est le quatrième d'une tétralogie romanesque dont le héros est le photographe anglais Gilbert Woodbrooke. Premier volume parut en 2000 : Un Été japonais, à la Série noire. Deuxième volume parut en 2001 : Brume de printemps, à la Série noire. Et troisième volume : Averse d'automne en 2003...

    Jean Yves Bochet : - À la Série noire.

    François Angelier : - Très bien, Jean Yves Bochet. Et quatrième volume : Regrets d'hiver parut chez Fayard noir. Alors première question : pourquoi pas...

    Jean Yves Bochet : - À la Série noire ?

    François Angelier : - À la Série noire. Romain Slocombe ?

    Romain Slocombe : - Il y a deux raisons. Bon, la première c'est que Patrick Raynald qui m'avait demandé un roman sur Tokyo à la fin des années 90 et qui a publié Un Été japonais... c'est lui qui a eu l'initiative de me demander, à moi illustrateur, dessinateur de BD, etc. de faire un roman, ce que je n'avais pas vraiment fait beaucoup jusqu'à présent. Donc il y a une certaine fidélité qui joue et Patrick Raynald est parti de la Série noire, bon, on ne va pas rentrer dans les détails des conflits qui ont pu l'opposer à son éditeur en chef, mais en tout cas il était chez Fayard noir et moi j'avais le quatrième épisode en cours d'écriture ce Regrets d'hiver, et j'avais un contrat avec les éditions Gallimard pour le quatrième. Et donc, que j'ai envie ou pas de rester à Gallimard c'était une autre question mais il était normal que je propose ce nouveau roman une fois achevé au nouveau directeur de la Série noire, un jeune homme très gentil qui s'appelle Aurélien Masson... mais qui n'a pas forcément les mêmes goûts que Patrick Raynald en matière de polar, de noir, de thriller, etc. Et... il a lu le livre, très rapidement je dois dire, et il m'a dit : C'est formidable, on va se voir la semaine prochaine pour travaille ensemble. Alors ça m'a un petit peu inquiété...

    François Angelier : - Ah, le ensemble ou le travailler ?

    Romain Slocombe : - Les deux ! Et... il avait fait un travail très sérieux de relecture... et puis beaucoup, beaucoup de notes et ça, ça m'a beaucoup inquiété. C'est qu'il y avait un travail considérable mais que je ne considérais pas forcément comme le travail de l'éditeur, qui doit quand même se borner à des directions... Enfin c'est très délicat je pense, de diriger un auteur. Et en fait les directions qu'il m'a proposées, suggérées... presque ordonnées — non j'exagère — c'était d'enlever tout le côté comique, et puis il n'aimait pas trop le début, et puis il n'était pas d'accord sur la fin.

    François Angelier: - Oui, ça fait beaucoup.

    Jean Yves Bochet : - Et puis le milieu, il avait quelques réserves...

    Romain Slocombe : - Voilà, il avait des réserves sur le milieu...

    François Angelier : - Le milieu est un peu long !

    Romain Slocombe : - Et donc, bon, j'ai un petit peu hésité et puis je suis revenu le voir la semaine suivante en disant : écoute, j'accepte d'alléger le départ qui est effectivement un peu lent, etc. et puis... Mais à part ça je n'accepte que les corrections orthographiques, et comme en fait il y en a très peu — j'ai une très bonne orthographe... Il a dit : Bien écoute... Ah, ça m'ennuie !. Enfin il a pris une nouvelle semaine pour réfléchir, il a dit : Bien finalement, on le prend pas. Donc je suis allé — c'était la logique — je suis allé chez Fayard noir. J'en ai parlé à Patrick qui était évidemment très très intéressé, qui l'a lu, qui était absolument enthousiaste et qui a eu le même rapport qu'il a eu avec les livres précédents.

    François Angelier: - Alors, Jean Yves Bochet, effectivement, si on enlève le comique on perd beaucoup du sel de cette histoire puisque le personnage de Gilbert Woodbrooke a des capacités comiques extraordinaires, et dans ce roman on retrouve effectivement le personnage tel qu'on l'avait croisé, déjà rencontré dans les trois précédents avec la jeune personne qui est également mise en scène dans les précédents romans. Mais on peut dire d'abord que ce personnage est un peu une espèce de personnage à la fois pathétique, cocasse et intrépide.

    Jean Yves Bochet : - Oui c'est ça, c'est un peu un mélange de tout, quoi. C'est donc ce photographe fétichiste qui travaille... Enfin, déjà au départ il faut savoir qu'il travaille pour un galeriste escroc, Julius B. Hacker, qui le met à chaque fois dans des situations impossibles parce qu'il l'oblige soit à récupérer des photos, soit, dans d'autres romans, à prouver qu'il n'avait pas fait un film porno. Et là, dans celui-ci, il est chargé, Gilbert Woodbrooke, par Julius Hacker son galeriste d'aller vendre un buste, un bronze de Gauguin à un richissime chef d'entreprise japonais qui collectionne tout Gauguin. Et, ce personnage de Gilbert Woodbrooke, qui est un personnage effectivement... qui est à la fois, toujours, toujours... Un côté intrépide et en même temps c'est un grand froussard, quoi, c'est la frousse qui le met toujours dans des situations, quand même, pas possibles.

    François Angelier : - On est toujours inquiet pour lui parce que c'est un personnage qui est capable de tout, à la fois dans l'audace, dans la courage et en même temps dans la bourde, dans la gaffe et dans le dérapage.

    Christine Gomari
    z : - Il a un côté naïf en même temps.

    Jean Yves Bochet : - Et — y compris d'ailleurs avec les jeunes personnes qu'il rencontre — et toute la première partie du livre, il va arriver dans cette immense propriété et, premièrement, se retrouver à la fois face à un type qui est un ancien militaire d'extrême droite qui a participé aux massacres de Nankin, et qui en même temps est un type très cultivé qui a connu Fujita, qui a connu un tas de gens comme ça, qui a vécu à Paris et qui collectionne tout Gauguin. Et en même temps il y a cette espèce d'attitude que va avoir Woodbrooke de... à la fois il va le trouver assez inquiétant et assez repoussant. En même temps il espère lui vendre ses bouquins... qui lui manque à sa collection. Et en même temps il va retrouver une des jeunes personnes qu'il avait beaucoup apprécié deux épisodes avant. Donc tout ça va se mêler, avec ensuite, bon... Ce qui fait que tout le début est une sorte de mélange de... Il y a un petit côté Laurel et Hardy, enfin, pas Laurel et Hardy mais Buster Keaton.

    François Angelier : - Voilà, tout à fait.

    Jean Yves Bochet : - C'est à dire qu'il y a une tentative d'échappatoire, en même temps de ne pas se retrouver... d'être en bonne position par rapport à ce mafieux, chef d'entreprise extrêmement puissant. En plus il va se révéler que le Gauguin est un faux, donc... vous imaginez la suite.

    François Angelier : - Alors qu'est-ce que vous avez voulu, justement, créer à travers ce chef d'entreprise, Romain Slocombe, M. Miyamoto. Parce que c'est à la fois un extraordinaire industriel, c'est un homme qui règne sur un empire industriel, il a tout un passé d'artiste, c'est un très très grand collectionneur qui possède la quasi totalité on peut dire des œuvres de Gauguin. Et en même temps c'est un criminel de guerre. Donc, personnage complexe. Qu'est-ce que vous avez voulu faire avec ce personnage qui est à la fois dans la création artistique, dans le fantasme et dans la mémoire, dans le présent. Il est complet.

    Romain Slocombe : - De toute façon j'aime bien les personnages... Ou plutôt j'évite de faire des personnages entièrement blancs, entièrement noirs, etc. Woodbrooke lui-même est un antihéros et ses adversaires sont rarement totalement antipathiques. Par contre, j'aime pas les grands chefs d'entreprise quel que soit leur nationalité. Je voulais m'en payer un dans un livre...

    François Angelier : - Et bien c'est fait.

    Romain Slocombe : - Et comme il est en haut, à la tête, je lui ai consacré le quatrième bouquin, qui est censé être le point culminant de la tétralogie. Mais en même temps je voulais justement avoir quelqu'un... qui soit quelqu'un qui avait une vocation rentrée, qui soit quelqu'un qui, venant d'un milieu très aisé, avait voulu devenir artiste quand il était jeune dans les années 30, et que ce type soit une vocation contrariée. C'est un artiste. Quand il était à Paris, dans les années 30, il a fréquenté les surréalistes, il s'y connaît en cinéma, il s'y connaît en photographie, il avait un Leïca, il a eu des photos publiées dans une revue d'art à l'époque. Et quelque part, il est ce que Woodbrooke n'est pas, c'est à dire que Woodbrooke est un artiste sincère mais pompeux, etc. Et ce type là qui a tout, l'argent etc. n'a jamais pu être artiste parce qu'il avait d'autres choses à faire, et il voit arriver Woodbrooke chez lui et il veut se servir de lui finalement pour...

    François Angelier : - Les personnages sont un peu complémentaires.

    Romain Slocombe: - Oui voilà, c'est ça. Et pour faire une séance photo avec Woodbrooke où il va se révéler — ça, ça m'amuse assez — finalement meilleur que Woodbrooke en tant que photographe. Woodbrooke il est un peu comme moi, il est feignant, un peu laxiste, etc. Il allait se contenter d'une photo à moitié bonne et Miyamoto va le pousser jusqu'au bout à faire une photo vraiment extraordinaire. Mais pour ça, de même que Miyamoto avait voulu s'engager dans l'armée pendant la guerre pour aller jusqu'au bout d'une expérience qui allait au delà de l'humain... Il veut faire pareil, il veut faire revivre le massacre de Nankin, ce qu'il a vécu, ses fantasmes sexuels qui l'obsèdent à travers une photographie. Et en même temps l'âge qu'il a lui permet de raconter à Woodbrooke le massacre de Nankin, qui était l'autre chose, l'autre point culminant que je voulais raconter dans ma recherche du passé noir du Japon, et en tant que participant à ces massacres il en parle. Et même s'il est d'extrême droite, il est assez clair. Enfin, c'est quelqu'un qui appel un chat un chat...

    Philippe Rouyer : - Il n'avance pas masqué.

    François Angelier : - Oui, il n'avance pas masqué.

    Romain Slocombe
    : - Il décrit très franchement sa participation au massacre.

    François Angelier
    : - Alors, justement, avant de passer au massacre de Nankin qui est vraiment le cœur noir du livre, on peut évoquer certains procédés littéraires que vous utilisez. Vous mettez en scène les précédents tomes de cette série à l'intérieur du dernier. La femme de Gilbert Woodbrooke réagit à la parution de ses aventures où le personnage est sous son propre nom, donc d'une certaine façon vous jouez un peu avec les précédents volumes.

    Jean Yves Bochet : - Des aventures écrites par un certain Romain Slocombe... Français, fétichiste...

    Romain Slocombe
    : - Ouais, je me suis amusé à faire une mise en abyme et puis à... J'ai lu un jour que James Cain, en fait quand il écrivait ses livres, il avait besoin d'une justification à la présence physique de ce livre : pourquoi est-ce que ce manuscrit existe ? Et que par exemple, le Facteur sonne toujours deux fois, c'est en fait la confession d'un homme dans le couloir de la mort, etc. Donc là je me suis dis, tiens, au fait finalement, Woodbrooke... pourquoi est-ce que des livres sortent sur lui, etc. Ce serait drôle si finalement il existait et que moi j'avais été lui tirer les vers du nez dans un pub à Londres et puis que, au moment où se passe l'intrigue du quatrième, le premier vient d'être publié et sa femme l'a reçu par la poste de la part des éditions Gallimard. Je trouve ça drôle. Et en même temps il y a une sorte de retour des personnages des épisodes précédents...

    François Angelier : - Des dames.

    Romain Slocombe : - Des dames oui, oui. Mais pour moi, c'est plutôt un grand roman cette crucifixion en jaune. C'est une suite... C'est quatre tomes d'une seule histoire. Et c'est pour ça que des personnages de différents épisodes précédents reviennent. Et puis, bon, c'est vrai qu'il y a la logique de cette crucifixion en jaune, donc c'est quelque part un roman moral immoral, et... qui a quelques aspects religieux...

    François Angelier : - Sacrificiels en tout cas.

    Romain Slocombe : - Oui, il y a une sorte de châtiment qui touche certains, en épargne d'autres. Une sorte d'absurdité qui est celle de la vie.

    François Angelier : - Alors, on évoque là un petit peu le personnage de Gilbert Woodbrooke. Il y a toute la première partie du roman qui est basée sur cet espèce de marché... de démarchage commercial que Woodbrooke fait auprès de ce milliardaire industriel japonais, avec notamment... Il retrouve des anciennes figures féminines, donc... On retrouve le personnage dans ses marques et dans cet espèce de marivaudage cocasse et de folie un peu personnelle. Et puis alors, arrive quand même au milieu à peu près du roman une espèce de moment où, là, tout s'arrête. On peut dire que les choses sont un petit peu... pas gelées mais un peu figées par une espèce de gravité qui est celle du récit historique, qui est celle de l'apparition, où commence le récit du viol de Nankin, c'est à dire un des pires crimes de guerre — d'ailleurs antérieur à la seconde guerre mondiale — commis par l'armée de l'empire japonais. On va écouter un extrait justement de cette partie où Miyamoto le milliardaire, et bien, témoigne de ce qu'a été pour lui la dimension érotique et fantasmatique de l'acte de la décapitation dont on va voir qu'elle est essentielle pour la suite du roman.
    « Ne pas me couvrir de honte. Faire bonne figure, couper proprement. J'ai tiré Seki Nomagoroku hors de son fourreau. J'ai versé l'eau sur la lame. Lorsque j'ai contourné le prisonnier pour me placer derrière lui, j'ai constaté qu'une de ses joues avait été arrachée, sans doute par un éclat de grenade. Le Chinois ne bougeait pas. Il gardait la tête baissé. Ses mains, liées derrière son dos, tremblaient à peine. J'étais extrêmement tendu. Mes gestes se déroulaient comme dans un rêve. J'ai essayé de me ressaisir, prenant position sur mes jambes écartées, élevant le sabre au dessus de mon épaule droite.

    Le président Miyamoto mime le geste à deux mains.

    - Quelques secondes ont passé puis, expulsant l'air de mes poumons, j'ai abattu le sabre en poussant un grand cri. Je n'ai pas senti même la plus infime résistance, alors que l'acier filait à travers la chair. Avec stupéfaction j'ai vu la tête s'envoler en tournoyant. Le corps s'est effondré, projetant lui aussi ses deux grands jets rouges et j'ai reculé vivement pour ne pas laisser asperger mon uniforme. L'air était rempli de l'odeur du sang. Je me suis alors rendu compte que j'avais expérimenté une sorte d'orgasme. Peut-être à cause de la beauté quasi féminine du jeune homme blessé, attaché, que je venais de tuer. Mon sexe était raidi et vibrant. J'ai pensé que peut-être j'avais souillé mon fundushi, mon pagne sous le pantalon, et mon cœur battait à tout rompre. Le sergent m'a tendu un carré de papier avec lequel j'ai nettoyé la lame. Il y avait un peu de gras qui ne voulait pas partir. J'ai eu quelques difficultés à remettre le sabre dans son fourreau. Je me suis écarté pendant qu'on amenait un nouveau prisonnier et qu'un autre jeune sous-lieutenant s'inclinait devant le colonel. »
    François Angelier : - Un extrait de Regrets d'hiver de Romain Slocombe parut en Fayard noir, Romain Slocombe notre invité de ce soir. Alors là, finalement, c'est la scène totalement pétrifiante où le milliardaire commence à raconter ce qui est son expérience de la guerre et là, vous allez au cœur même de quelque chose qui est pour vous une grande question, une angoissante question, qui est le lien entre la cruauté, les sévices et l'érotisme. Romain Slocombe...

    Romain Slocombe : - Oui, bien Woodbrooke travaille sur ce sujet lui-même depuis longtemps, vu qu'il photographie des jeunes femmes en uniforme... attachées, blessées, uniforme déchiré, etc. Il réfléchit sur la guerre, Miyamoto aussi, lui il l'a vécut. Moi, dans mon travail de photographe j'ai souvent travaillé aussi avec ces thèmes là... Il y a aussi une dimension un petit peu religieuse aussi, par rapport au martyr. Enfin, cette crucifixion en jaune doit se terminer quelque part par le martyr de quelqu'un... Il y a aussi les allusions, pas seulement à la guerre du Pacifique, mais aussi à la Shoah. Le personnage de Julius B. Hacker c'est un escroc mais c'est aussi un Juif errant qui est toujours là en train... là pour rappeler sa famille qui a été déporté, etc. Il est toujours là avec ses blagues juives, etc. Donc c'est vrai qu'il y a une sorte de... finalement de recul, un peu comme si la caméra finalement qui restait très très proche de petits détails prosaïques, comiques, cocasses, etc. finalement en fin de livre décollait un petit peu et qu'on avait une vision un peu d'ensemble de cette campagne de Chine qui était aussi d'une grande beauté esthétique pour Miyamoto. Il en parle comme... Cette campagne chinoise dévastée, avec les feux, les cadavres au bord de la route, pour lui c'est... Il revoit le Triomphe de la mort de Bruegel.

    François Angelier : - Tout à fait, mais justement ce qui fait le côté profondément mauvais genre de ce roman, Romain Slocombe, c'est le regard de Miyamoto qui vibre en permanence entre une espèce de réminiscence esthétique ou une émotion érotique et une expérience de criminel. Criminel historique.

    Romain Slocombe: - Oui. Oui, oui. Mais je voulais aussi... Bon, c'est un roman fasciné par la guerre, mais aussi c'est un roman antimilitariste. Je voulais parler aussi des guerres en général, enfin quand Miyamoto explique comment l'armée façonne les gens, les transforment en pions... en robots, qu'un soldat efficace est un soldat qui tue sans hésiter, etc. Et puis aussi qu'on peut tuer des gens à la guerre, être un père de famille tout à fait normal... quelqu'un de gentil. Je voulais aussi montrer l'aspect finalement gentil des Japonais qui ont été embrigadés dans une aventure monstrueuse, enfin c'est... Parce que, bon, on parle souvent des crimes commis par les Japonais pendant la guerre et Dieu sait qu'il y en a eu, mais c'est aussi parce que c'est un peuple tout entier qui a été manipulé par une propagande d'officiers fanatiques, etc. aux services d'enjeux qui les dépassaient totalement. Mais... la gentillesse naturelle, dont j'essaie de parler le plus possible au cours de ces quatre livres, la gentillesse naturelle des Japonais a été exploitée, retournée comme un gant finalement, pour transformer des gens qui avaient l'impression de se battre pour défendre leurs montagnes, leurs campagnes, leurs frères et sœurs, etc. en machine à tuer. Et puis aussi montrer comment des massacres sont commis aussi par pure vengeance contre les supérieurs, c'est à dire que ces pauvres troufions qui ne demandaient qu'à rentrer chez eux se vengeaient finalement sur les paysans qui leur tombaient sous la main de toutes les avanies qu'ils subissaient de la part de leurs officiers.

    François Angelier : - Alors, dans le précédent volume, donc Averse d'automne parut en 2003 en Série noire... c'était l'unité 731 qui était au cœur... Vous aviez reconstitué un petit peu ce qui était l'épopée de ces médecins de la mort expérimentaux japonais. Et là, c'est donc, la guerre de... la campagne de Mandchourie et surtout le viol de Nankin. On peut peut-être éclairer nos auditeurs sur ce qu'est cet événement.

    Romain Slocombe
    : - Oui. La Mandchourie était déjà en fait occupée par les Japonais depuis le début des années 30...

    Jean Yves Bochet
    : - 32, oui.

    Romain Slocombe
    : - Oui, et en 37 il y a eu un incident... le fameux incident du pont Marco Polo à côté de Pékin, et le gouvernement japonais a pris prétexte — toutes ces choses là sont bien décrites aussi dans le Lotus bleu, chez Hergé — le gouvernement japonais a pris prétexte de ça pour attaquer Shanghai et il y a eu une campagne extrêmement violente et surtout que... En fait les Japonais ont eu une mauvaise surprise, à Shanghai ils ont été en fait massacrés en arrivant par les soldats chinois et les soldats chinois avaient des conseillés militaires allemands, parce qu'à l'époque Hitler soutenait à la fois Tchang Kaï-chek et allait s'allier bientôt avec le Japon, donc c'est... Donc le corps expéditionnaire de Shanghai est tombé sur une défense très forte. Cette guerre c'est enlisée pendant l'été et les militaires japonais ont décidé une grande invasion : ils ont débarqué 900 000 hommes environ dans la baie de Hangzhou, au sud de Shanghai pour prendre Shanghai à revers et donc mon personnage, le président Miyamoto, était un jeune sous-officier dans ce... ces troupes de débarquement, donc il y a une description également du débarquement, qui est empruntée à un récit réel d'ailleurs.

    François Angelier
    : - Vous avez travaillé à partir de... soit de témoignages, soit de récits historiques. Vous donnez à la fin une bibliographie de toutes vos sources.

    Romain Slocombe : - Oui, beaucoup de témoignages. Et en fait toutes les choses présentées comme ayant eu lieu ont vraiment eu lieu — bon, pas aux personnages, qui sont eux fictifs, mais ce sont des massacres réels, etc. Et donc, le front chinois à brusquement cédé suite à cette invasion de Hangzhou et l'armée japonaise s'est retrouvée devant une campagne complètement ouverte avec les troupes chinoises qui se débandaient et la capitale — puisque Nankin était la capitale de la Chine à l'époque, faut pas l'oublier — Nankin, à une centaine de kilomètres à l'intérieur des terres et... les officiers ont pris sur eux, finalement je crois qu'ils n'ont même pas référé vraiment à l'empereur. Ils ont foncé en avant, sur Nankin, et ils se sont retrouvés devant une ville qui était un cul-de-sac, c'est à dire que Nankin est entourée par le fleuve Yang-Tse d'un côté... des montagnes au nord, etc. et s'était une ville impossible à défendre, c'était vraiment une nasse pour tout les soldats chinois qui était à l'intérieur, plus les réfugiés qui arrivaient de Shanghai, etc. Donc il y a eu une sorte de pagaille pas possible... Les généraux chinois ont filé par la porte de derrière... laissant plusieurs centaines de milliers de personnes dans cette ville, y compris les soldats qui ont jeté leur uniforme pour ne pas être pris. Et donc les Japonais ne savaient plus qui était qui, et ils ont fait des rafles gigantesques et... fusillé, massacré tout le monde.

    François Angelier : - Il y a même... Vous donnez un... Vous citez un fait assez effroyable d'un pont fait de corps morts pour permettre le passage d'un convoi.

    Romain Slocombe: - Oui, c'est quelque chose qui est très très connu en Chine, mais pas chez nous évidemment, mais les Chinois sont évidemment au courant des massacres de Nankin. Effectivement il y a beaucoup de canaux à Nankin et en arrivant dans les faubourgs les automitrailleuses [japonaises] n'arrivaient pas à passer un canal, et il y avait énormément de morts et on a... apparemment on a rassemblé les gens du quartier pour les fusiller, pour qu'il y ait plus de morts à entasser, et ils ont mis des planches par dessus pour que les automitrailleuses et les petits tanks passent par dessus, et en fait ce... ce pont est resté plusieurs semaines ou même mois d'affilé ce qui fait que les corps en fait avec la putréfaction — ralentie par le froid quand même, parce que c'était en décembre — ces corps sont devenus une sorte de magma sur lequel les tanks pouvaient circuler

    Jean Yves Bochet
    : - Alors oui, Romain Slocombe, dans Regrets d'hiver il y a un autre pan en dehors de cette partie assez... très importante et centrale sur le massacre et le viol de Nankin, il y a un autre pan que je trouve extrêmement intéressant, surtout de la façon dont vous l'avez traité : c'est cette histoire de cette actrice chinoise de Shanghai. Parce que, il faut dire que vous reprenez le personnage de Kikuyo qui dans Averse d'automne était très désemparée et même perturbée parce qu'elle avait appris que son grand-père avait participé à l'unité 731. Cette jeune femme donc, s'échappe d'un hôpital psychiatrique, va errer dans l'île d'Hokkaido, la nuit, le soir... enfin oui, et... dans le froid surtout, et elle se fantasme... enfin il y a... Vous avez superposé ses fantasmes avec la vision d'une actrice chinoise que vous appelez Shu Lian Ling... qui était une grande actrice à Shanghai dans les années 30. Et... j'aime beaucoup le travail que vous avez fait parce que, en même temps, quand vous retrouvez le personnage de Natsue on se rend compte que c'était le portrait craché de cette actrice. En même temps, à un moment donné vous racontez ce qui est arrivé à cette actrice, enfin ce personnage de Shu Lian Ling au moment du massacre de Nankin, enfin il y a vraiment tout un travail de... comment dire, de broderie là que je trouve assez intéressant. Mais, je voudrais vous demander, ce personnage de Shu Lian Ling, est-ce que c'est l'actrice Ruan Ling-yu qui vous à servi de... Ou est-ce qu'elle existait réellement Shu Lian Ling ?

    François Angelier
    : - Il y a tout une filmographie très détaillée.

    Jean Yves Bochet : - Parce que vous avez fait une filmographie sur ce personnage de Shu Lian Ling mais j'ai l'impression que c'est plutôt Ruan Ling-yu qui était... qui a été d'ailleurs interpétée par Maggie Cheung dans un film de Stanley Kwan.

    Romain Slocombe : - Voilà, donc c'est assez bien vu...

    Jean Yves Bochet : - C'est ça ?

    Romain Slocombe : - Bravo. En fait... c'est plus compliqué que ça. Je voulais qu'il y ait un personnage féminin dans l'histoire de Miyamoto parce que — bon, ça c'est purement en tant que romancier — j'avais besoin que ce roman dans le roman ne soit pas une simple énumération de faits, aussi intéressants et macabres soient-ils, mais aussi qu'il y ait une dimension romanesque, une sorte de... de note de nostalgie apportée par un personnage féminin ayant, elle, appartenu au passé. D'autre part je voulais créer une sorte de triangle, qu'il y ait trois femmes, en fait, qui entourent Woodbrooke et Miyamoto, c'est à dire cette Liang Ling du passé et deux autres Lian Ling du présent, celle à qui s'identifie Kikuyo qui est schizophrène, donc qui a une double personnalité, et d'autre part Natsue qui est parfaitement innocente de tout ça mais qui se trouve, par le plus grand des hasards, être le sosie — y compris sa forte poitrine...

    François Angelier : - Ouais !

    Romain Slocombe : - ...de l'actrice. Et par rapport au cinéma chinois... Je connaissais un petit peu mais évidemment j'ai étudié la question de près suite à cette idée que j'avais eu d'une actrice chinoise. J'ai pris certaines... Dans l'interview en fait du chef opérateur qui parle du cinéma chinois des années 20 et 30 à Shanghai et de cette actrice, j'ai effectivement repris certains textes qui avait été écrits à propos de Ruan Ling-yu et l'allusion à Maggie Cheung effectivement, elle a joué son rôle dans un film de Stanley Kwan je crois...

    Jean Yves Bochet : - Center Stage.

    Romain Slocombe
    : - Voilà, c'est ça, voilà. Mais bon, ça c'était un petit peu des clins d'œil et puis, ça m'amusait à créer un personnage et que les gens ne sachent pas très bien si elle a vraiment existé ou pas, à faire une filmographie. Mais en fait Ruan Ling-yu est morte, s'est suicidé, hein ? Un peu plus tôt je crois...

    Jean Yves Bochet : - Oui, à ving-cinq ans.

    Romain Slocombe : - Mais par contre il y a une actrice qui s'appelle Shu Lai, qui a joué dans la Batelière, donc en fait tout les films sont authentiques et physiquement elle ressemble à la Shu Lian Ling que j'avais imaginé, et a Natsue donc.

    François Angelier : - Alors justement on va terminer cette évocation, donc, de votre dernier roman Regrets d'hiver par un extrait où le photographe, le spécialiste d'art médical et d'art militaire Gilbert Woodbrooke retrouve Natsue... en une scène érotique hautement torride.
    « Son gros plâtre de bras, agité par ses mouvements désordonnés, heurte durement à plusieurs reprises ma mâchoire, mon épaule et ma cage thoracique que compriment déjà les terrifiants spasmes musculaires en provenance du bas de ma colonne où irradient les nerfs à présent à l'agonie. Natsue laisse échapper un hurlement et secouée par un long et profond orgasme, se cambre au dessus de moi, tête renversée, avant de retomber sur mon corps de tout son poids, plâtre compris, m'arrachant un nouveau râle de souffrance. J'ai presque perdu connaissance sous le choc. Je vois trente-six chandelles. Je reviens à moi en sentant Natsue mordiller le lobe de mon oreille droite. Son bras plâtré est posé en travers de ma poitrine. L'air confiné de la pièce est un épais mélange de parfums et de sueurs animales. La main de Natsue revient jouer avec mon pénis, lui aussi gravement endolori.

    - Tu n'as pas encore joui, Gilbert-san. Gomen ne.

    - Hein ? Mais non, ce... ce n'est pas la peine de t'excuser.

    J'ai sorti ça dans un souffle. Ma tête retombe sur le côté de l'oreiller.

    - Tu veux que je recommence ? Tu sais on a toute la nuit devant nous. Tu m'excite terriblement, ce soir je suis comme folle. En fait, je crois que j'aime bien les hommes très maigres et beaucoup plus âgés que moi. Je veux jouir encore et encore avec Gilbert-san.

    Je fais la grimace.

    - Heu... super. Mais... attendons un peu.

    - Tu pourras m'attacher aussi après, si tu veux. J'aime bien être attachée très serrée et frappée. Enfin, pas trop fort quand même. (Elle glousse.) Juste assez pour que j'imagine qu'on me viole. D'avoir le bras dans le plâtre aussi ça m'excite. J'aurais bien voulu me casser une jambe et l'autre bras par dessus le marché. Je suis vraiment masochiste. Et puis, l'idée de poser à nouveau pour Gilbert-san demain, en uniforme militaire, rien que d'y penser... »
    François Angelier : - Voilà, un extrait de Regrets d'hiver de <p><b>Romain Slocombe</b> parut chez Fayard noir. Alors on peut mentionner également, Romain Slocombe, la ressortie aux éditions le Lézard noir de Prisonnière de l'armée rouge, vos hauts faits d'arme graphiques si j'ose dire. Livre interdit...

    Romain Slocombe
    : - Mon premier opus, ma première BD. C'est pas vraiment une BD, ce sont des pleines pages, cinquante pleines pages.

    François Angelier : - Mythique, puisque poursuivit. Livre poursuivit...

    Romain Slocombe : - Oui, interdit par la censure. J'ai eu la triple interdiction...

    François Angelier : - La gloire !

    Romain Slocombe
    : - Oui, à l'affichage, à la publicité, à la vente aux mineurs.

    François Angelier : - Voilà, et donc, et bien on peut de nouveau le lire...

    Romain Slocombe
    : - Oui, avec une préface de Jean-Pierre Dionnet qui m'a fait l'amitié de... Lui qui était l'éditeur donc, de la première version à l'époque de Métal Hurlant et des Humanoïdes associés... Et donc, chez le Lézard noir ce qui est courageux...

    François Angelie
    : - Chez le Lézard noir. Alors le Lézard noir on l'aime, on l'aime beaucoup.

    Romain Slocombe : - C'est un excellent éditeur.

    François Angelier : - Excellent éditeur. C'est lui en effet qui nous permet de lire Suehiro Maruo, plusieurs volumes sont déjà parus et le tout dernier donc, Vampyre I, parfaitement extraordinaire et traduit par ?

    Romain Slocombe
    : - Traduit par ma fille, Miyako Slocombe.

    François Angelier: - Et donc, alors... Parlez-nous un petit peu... Comment elle a réagit à ce travail ? Comment elle, heu... Quel est son rapport avec l'univers de son père ?

    Romain Slocombe : - Oh, on ne dit pas telle fille, tel père ? On peut dire ça. Non mais de toute façon, Miyako est déjà... de toute façon elle est dans l'art, elle est étudiante en art, elle dessine, elle fait de la photo... Elle connait bien... Elle est... comme elle est moitié japonaise, elle est entre deux cultures. Elle connait bien la littérature japonaise, le domaine du manga, et puis... Oui, et puis ce qui est étrange, morbide, ça ne lui fait pas peur.

    François Angelier : - Voilà. Bien en effet, là, elle a été servie avec le Vampyre I de Maruo qui est vraiment extraordinaire. On avait déjà été habitué à certaines performances de la part de ce mangaka, mais là c'est tout à fait étonnant, et... Oui ? Jean Yves Bochet

    Jean Yves Bochet : - Non, je disais, j'ai lu dans une interview, Romain Slocombe, que vous avez évoqué une fois l'idée que Averse d'automne pourrait faire un manga s'il était fait par Maruo.

    Romain Slocombe : - Ah oui, je crois que c'est la seule personne qui pourrait le dessiner.

    Netographie
    :
    All Captives Slain, The New York Times, 18 décembre 1937
    Le Lézard noir, Avant-garde et japonisme décadent