• Aum, le vrai visage de l’archipel



    Il y a bientôt dix ans, les adeptes de la secte s’attaquaient au métro de Tokyo. Un éditorialiste de l’Asahi Shimbun fait une analyse anticonformiste de cet événement.

    Lors d’une réunion qui s’est tenue au début du mois d’octobre 2004 et à laquelle participaient une centaine de victimes des différents crimes commis par la secte Aum ainsi que leurs avocats, j’ai remarqué la présence d’un ancien cadre de la secte qui tendait l’oreille aux propos des victimes tout en s’efforçant de se soustraire aux regards. La peine de mort prononcée en février 2004 à l’encontre du gourou Shoko Asahara (de son vrai nom Matsumoto Chizuo) ayant mis fin à dix ans de procédure, les gens s’étaient réunis pour discuter des mesures que l’Etat devait prendre à l’égard des victimes. Je ne sais pour quels motifs, cet homme, qui avait autrefois représenté la secte, avait décidé de participer à la réunion. Presque personne dans l’assistance n’avait remarqué sa présence. Mais, en le regardant de dos, je me suis dit que, s’il avait eu le courage de se déplacer pour sentir de près la douleur des victimes, la société japonaise devait peut-être s’interroger sur ce qu’elle pouvait faire pour réintégrer d’anciens adeptes comme lui.

    A l’époque du jugement d’Asahara, j’avais été très déçu par la manière dont les médias avaient traité l’événement. “Le verdict de peine capitale accueilli par un sourire moqueur” ; “Il prend une pose boudeuse”, etc., tous les commentaires sur le gourou relevaient des mêmes clichés passionnés et exaltés qu’au moment de son arrestation, neuf ans plus tôt. Et tous condamnaient ceux des membres de la secte qui se présentaient comme ses héritiers et refusaient d’abjurer leurs croyances. Même après une procédure aussi longue, il est normal que la colère contre les individus ayant perpétré ces aberrants attentats aveugles demeure intacte. Et il est également naturel de souhaiter la disparition d’une secte qui traitait à la légère la vie humaine et commettait des attentats contre la société. Mais le procès nous a aussi ouvert les yeux sur d’autres réalités.

    De nombreux membres de la secte ont déclaré qu’ils étaient devenus adeptes d’Aum séduits par l’idée d’atteindre l’“éveil” et de devenir des surhommes grâce à l’ascèse. Ces jeunes mal dans leur peau dans une société dénaturée par le développement économique rapide de l’après-guerre éprouvaient un désir naïf de métamorphose. Et, happés par leur expérience mystique, ils se sont crus à tort des êtres privilégiés, voués à un destin particulier. Victimes de l’illusion qu’ils pouvaient sauver l’humanité, le gourou et ses adeptes se sont excités réciproquement et, à mesure que leur exaltation croissait, ils se sont armés contre une société qui ne les reconnaissait pas et ont entrepris de détruire le monde d’ici-bas à l’aide du gaz sarin.

    La structure d’Aum nous rappelle la société japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans cette secte où le gourou était vénéré comme un dieu et où tout était structuré de façon rigide par un système de classes et de statuts, les inférieurs devaient une obéissance absolue aux supérieurs. Les membres étaient si étroitement contrôlés qu’ils cessaient de penser par eux-mêmes. Ceux qui doutaient étaient perçus comme des esprits malsains et exclus de la secte ; ceux qui contestaient étaient sanctionnés. La secte pratiquait aussi la chasse aux espions en son sein, encourageait la délation, et les menaces allaient jusqu’à la damnation éternelle. Mais, entre le fonctionnement de la secte et celui de notre société, il y avait incontestablement un point commun : l’individu y était sacrifié à l’intérêt du groupe.

    Le climat vicié de la dernière guerre envahit notre société.

    Dans “notre” monde aussi, il nous arrive d’assister, pétrifiés, à la fuite en avant éperdue de certaines organisations qu’aucun frein ne retient plus. On l’a vu ces derniers mois, avec ce constructeur automobile qui continuait à produire des véhicules défectueux tout en sachant pertinemment qu’ils pouvaient causer des accidents mortels. Ou avec cette banque qui a dissimulé des documents comptables qui lui étaient préjudiciables et fait obstacle à un contrôle. L’esprit qui avait conduit le Japon à la guerre, que l’on avait cru disparu après la défaite, a survécu dans le monde de l’entreprise, et semble depuis quelque temps retrouver toute sa vigueur.

    Et, en ce sens, la secte Aum est incontestablement un produit de notre société. Ses membres, qui ont réagi avec tant de violence aux contradictions du Japon d’après-guerre, dénoncent peut-être à leur insu notre société à travers ce qu’ils ont accompli. Voilà la vraie leçon à tirer de l’affaire Aum. Or, depuis le début, nous n’avons cessé de présenter cette secte comme un groupe hérétique qui, sous la conduite d’un personnage énigmatique aux pouvoirs étranges, avait commis des crimes d’une atrocité sans précédent. Et nous avons cherché de toutes nos forces à la bannir de notre société.

    Le fait que l’application à Aum de la loi contre les groupes subversifs ait été reconduite à la fin de l’année sans que cela ne suscite de débats, alors que cette mesure devait être réexaminée tous les cinq ans, témoigne lui aussi du climat qui règne dans le pays. <br>On semble avoir totalement oublié une question longuement débattue avant l’entrée en vigueur de cette loi, celle de savoir si le fait d’imposer un traitement discriminatoire ou une surveillance à un individu en raison de ses croyances ou de ses pensées intimes ne constituait pas une violation de ses droits fondamentaux. <br>Ce mécanisme d’exclusion forcée n’était-il pas à l’œuvre en avril dernier, lorsque les jeunes Japonais pris en otages en Irak ont été traités d‘“éléments étrangers” à la société et dénoncés comme des irresponsables [de s’être trouvés dans ce pays] ? <br>En s’en prenant à des êtres qui ont laissé entrevoir leur faiblesse et en les faisant souffrir, on veut se rassurer soi-même.

    Moi qui suis né l’année de la défaite et qui ai vécu toute la période d’après-guerre, c’est pour analyser le Japon dans lequel j’ai grandi que j’ai voulu assister aux procès de cette secte qui avait commis l’attentat au gaz sarin en 1995, année du cinquantenaire de la fin de la guerre.
    Je me demande aujourd’hui si, au cours de ces procès, nous n’avons pas fini par oublier le point de départ de l’affaire et laisser l’atmosphère viciée de la dernière guerre envahir notre société. <br>Au total, treize membres de la secte ont été condamnés à la peine capitale. A nous, maintenant, de veiller à ce que la société japonaise n’engendre plus des jeunes aussi désespérants que ceux qui ont été impliqués dans cette affaire sans précédent.

    Kenichi Furuhata
    Asahi Shimbun