• Slocombe - Averse d'automne



    Averse d'automne

    L'écrivain Romain Slocombe, nippophile (ou nippomane ?) était l'invité de l'émission Mauvais Genre du 21 février 2004, sur France Culture. Son dernier roman, "Averse d'automne", remue le passé le plus noir du Japon.



    François Angelier : - Romain Slocombe, on est heureux de vous accueillir pour la troisième fois à Mauvais Genre. La première fois c'était pour présenter le premier volume de cette série que vous publiez à la Série Noire. C'était déjà un gros volume. Vous vous êtes un peu calmé là, le troisième est moins important.

    Romain Slocombe : - Oui il est moyen, enfin, cinq cent douze pages ou quelque chose comme ça.

    François Angelier : - Quand même. Avec toujours une photo de vous en couverture.

    Romain Slocombe : - Une photo que j'ai faîte d'une japonaise en uniforme d'écolière avec un petit oeil au beurre noir.

    François Angelier : - Voilà. Donc ça c'était la première fois. La seconde fois vous étiez venus pour évoquer avec nous l'anniversaire du seppuku de Yukio Mishima. C'était en 2000 je crois.

    Romain Slocombe : - Oui, parce que je parle toujours de lui dans ma série en fait. Il y a toujours un personnage qui raconte la mort de Mishima mais chaque fois d'une manière différente, soit complètement enthousiaste, soit complètement critique. C'est une sorte de running gag, si on peut parler de running gag à propos du suicide d'un grand écrivain à l'arme blanche.

    François Angelier : - Et ce soir donc, vous êtes avec nous pour "Averse d'automne", le troisième volet de cette série. Il y en aura quatre, un par saison.

    Romain Slocombe : - Oui, c'est une tétralogie, en hommage à Mishima d'ailleurs.

    François Angelier
    : - Et Henry Miller.

    Romain Slocombe
    : - Et Henry Miller, pour la crucifixion, en rose chez Miller et en jaune...

    François Angelier : - Chez-vous.

    Romain Slocombe
    : - Oui, oui. Japonais oblige.

    François Angelier :- Alors "Averse d'automne", Jean-Yves Bochet, c'est pour nous peut-être, pour l'instant le meilleur... Les deux précédents étaient déjà fort bons mais là, le troisième est encore meilleur. Alors pourquoi... selon vous quelle a été un petit peu votre réaction de lecteur face à ce troisième tome.

    Jean-Yves Bochet : - Peut-être parce que dans les deux épisodes précédents... Bon il faut savoir que dans les deux épisodes précédents, et aussi dans le troisième, son personnage principal s'appelle Gilbert Woodbrooke. C'est un photographe qui est un habitué du Japon, qui va très souvent au Japon, qui passe la majeure partie de... enfin disons la moitié de l'année au Japon. Et qui photographie des petites japonaises dans toutes les positions, en tenues d'écolières, avec des bandages, enfin bon... Un petit peu... Assez proche de Romain Slocombe lui-même. Et dans les deux opus précédents, ce qui était extrêmement intéressant c'était le regard qu'avait Gilbert Woodbrooke, alias Romain Slocombe, sur le Japon. En même temps toute la partie sur, je dirais, sur le côté arty quoi, c'est à dire le côté érotique, mise en scène érotique du Japon, et la partie entre guillemets, "policière", entre guillemets, "noire", je la trouvais intéressante mais un petit peu rapportée quoi. Un petit peu comme si parfois il fallait bien raconter une histoire, il fallait bien faire évoluer.

    François Angelier
    : - Donc un déséquilibre entre les deux facettes.

    Jean-Yves Bochet
    : - Voilà. Le plus intéressant, je trouvais que c'était le personnage de Woodbrooke et son rapport à la société japonaise, à travers ces écolières, à travers ces jeunes filles. Alors que là, on a toujours le personnage de Woodbrooke qui retourne au Japon, là pour une histoire de... Il a à prouver pour un copain qu'il n'a pas tourné avec des jeunes filles mineures des scènes pornographiques. Là je simplifie, pour résumer très vite. Et l'intérêt c'est que Romain Slocombe va parler d'une histoire du passé du Japon. En l'occurrence, et on va en parler, de cette unité 731, pendant la guerre... Et, l'articulation là, entre la partie proprement "enquête policière", "rapport au passé", par rapport à cette unité 731, et la partie, évidement, Woodbrooke et son rapport avec les écolières et la société japonaise, l'articulation se fait réellement. C'est à dire qu'il y a vraiment des passages, à travers des personnages, à travers le rapport de Woodbrooke à ses deux parties de la société japonaise... Et là vraiment le conglomérat, la sauce prend vraiment très très bien.

    François Angelier
    : - Romain Slocombe, vous êtes conscient justement de cette difficulté d'articuler un petit peu, je dirais, une sorte de personnage aventureux, un petit peu candide comme ça mais extrêmement volontariste, et puis en même temps une intrigue policière, l'histoire du Japon et l'histoire d'un individu au Japon. La difficulté d'articuler les deux...

    Romain Slocombe : - Je pense que j'arrive maintenant... enfin je fais ça un peu plus naturellement dans la mesure où d'une part j'ai un côté historien chez moi, mon grand-père était un historien anglais, un des premiers vulgarisateurs de l'histoire. Donc j'ai toujours aimé finalement retrouver un fait divers ou un grand crime historique, un génocide comme celui qu'on commit les gens de l'unité 731, quelque chose de pas très connu mais d'horrible, et de le révéler en quelque sorte, mais pas à travers un bouquin d'histoire, à travers une aventure, quelque chose qui fasse rentrer le lecteur, par le biais du personnage principal qui lui est quelqu'un d'assez normal auquel on peut s'identifier, dans un truc de plus en plus terrifiant. Un peu... J'ai peut-être compris ce truc là en lisant les romans d'Eric Ambler, que les Humanoïdes Associés ont publié à la fin des années soixante-dix.

    Jean-Baptiste Thoret
    : - Dont vous avez mis d'ailleurs une phrase en exergue.

    Romain Slocombe
    : - Oui tout à fait, de "Frontière des ténèbres". Je trouvais que ça allait bien. Et... je crois que c'est en fait Jean-Pierre Dionet qui a publié ces livres là aux Humanos. Je me souviens du terrifiant livre : "Le masque de Demetrios". Très souvent les personnages d'Ambler sont soit un touriste américain, soit un universitaire américain qui voyage. Il se retrouve en Europe centrale dans un pays, peut-être un peu fasciste ou communiste, et il est là pour un truc qui normalement ne devrait pas mettre sa vie outre mesure en danger et tout à coup il se retrouve dans une histoire absolument abominable.

    François Angelier
    : - Mais c'est ça qui est extrêmement intéressant, c'est que d'un côté... il y a le côté Gilbert Woodbrooke. Il est un peu "l'homme de Kyôto" comme il y a "l'homme de Rio". C'est un personnage qui est énergique, qui n'a peur de rien, qui est en même temps très candide et qui est près à toutes les aventures...

    Romain Slocombe
    : - Quand tu dis "il n'a peur de rien"... non, il est comme moi un grand froussard.

    François Angelier
    : - Un grand froussard ? Mais c'est quand même toujours ces grands froussards que l'on retrouve dans l’œil du cyclone.

    Romain Slocombe
    : - Parce qu'ils sont un peu naïfs.

    François Angelier
    : - Voilà, c'est ça. Donc c'est une naïveté qui est un peu une forme de volonté. Donc, il y a un destin d'un étranger qui est un destin individuel, et qui est confronté de plein fouet au destin du collectif. Ce rapport toujours entre, je dirais, l'individuel qui est plutôt sous le signe de l'érotisme et d'une espèce de quête personnelle, et le collectif qui est évidement sous le signe de l'histoire donc, on le retrouve dans les volumes de votre série. On le retrouve également dans un livre qui va paraître bientôt, le 17 mars, chez Zulma, "La Japonaise de Saint-John's wood". Là c'est pareil, il y a d'un côté une japonaise qui est adepte des pratiques SM, et puis il y a le destin d'un photographe anglais qui lui se consacre au collectif avec les photos de guerre. Donc, toujours à la fois l'individuel, le collectif, l'historique et l'érotique... chez vous, Romain Slocombe.

    Romain Slocombe : - Oui je ne peux qu'approuver. (rires)

    François Angelier : - Alors on va parler justement de cette unité 731 pour commencer puisque donc, c'est le fond, un petit peu, de la partie historique de cette "Averse d'automne" que vous publiez à la Série Noire, et donc, au cœur même de l'histoire de l'unité 731, et bien il y a le professeur Ishii. Un extrait de "Averse d'automne" :
    « Le commandant Ishii était-il fou ? Je ne crois pas. Simplement il était animé d'une énergie peu commune. Son intelligence aussi était peu commune. Et même sa taille, car il était très grand, pour un japonais. Un visage ovale et blanc, une grande moustache, des petits yeux qui vous fixaient et semblaient tout voir, même lire vos pensées. Ishii était une sorte de surhomme, presque au sens que donne votre philosophe Nietzsche à ce terme. Le monde était à sa disposition. Un terrain expérimental qui lui était du pour assouvir sa quête de la science. Au nom de la science, tout était permis. Sous le scalpel de notre commandant, les chairs d'un être humain ou animal, d'un individu mâle ou femelle, adulte ou enfant, vivant ou mort, n'offraient aucune différence autre que physiologique. Et les femmes, la nourriture, tout cela était destiné à assouvir sa soif de plaisir. Laquelle était colossale, elle aussi. Dans les bordels, il lui fallait toujours la fille la plus jeune. Si possible une nouvelle arrivante, à dépuceler. Il payait, il dépensait sans compter. »
    François Angelier : - Alors voilà, le professeur Ishii, qui est une créature, bon, pour faire gros, qui est l'équivalent nippon du docteur Mengele, mais sous une forme beaucoup plus amplifiée, beaucoup plus inquiétante. Ce professeur Ishii, et bien, tout au long du livre on va mener une enquête sur lui, et celui qui mènera l'enquête c'est quelqu'un que croise Gilbert Woodbrooke, c'est Gilbert Biroli, personnage extrêmement émouvant...

    Romain Slocombe : - Nestor Biroli.

    François Angelier
    : - Nestor Biroli, pardon. Personnage extrêmement émouvant, très très tenace dans son enquête. Alors on peut commencer par présenter cette unité 731 et ce professeur Ishii, qui est vraiment d'une dimension totalement sadienne.





    Romain Slocombe : - Moi j'ai rencontré, si l'on peut dire, Ishii, par une photographie dans Libération au début des années quatre-vingt-dix. Il y avait une pleine page où le correspondant de Libé à Tôkyô rappelait la découverte en 1989 de crânes, pendant des travaux, sous un cours de tennis dans le quartier Shinjuku. Un peu comme si l'on trouvait quelque chose à Saint-Michel ou aux Halles, comme ça... Et on avait trouvé des dizaines et des dizaines de crânes, et ces crânes portaient des marques d'expériences très très bizarres. Des trépanations faites pendant le vivant de la personne, des os qui portaient des marques de tir par balle, etc. Et comme ce cours de tennis était situé à l'endroit où se trouvait l'annexe de l'école de médecine militaire de Tôkyô, que c'était fait installer justement Shirou Ishii dans les années trente avec la protection du gouvernement militaire... enfin de l'état major militaire fasciste japonais. On a fait le lien, c'était effectivement des crânes résultant d'expériences commises par cette unité sur des prisonniers chinois, la plupart, mais aussi des prisonniers russes, américains et anglais. La photo de l'article de Libé était absolument hallucinante et je ne l'ai d'ailleurs retrouvée dans aucun livre sur l'unité 731. On le voyait en tenu de... avec un masque de chirurgien mais qu'il avait descendu sous son menton, donc on voyait sa petite moustache, ses lunettes rondes, et il avait les mains plongées dans un corps humain... (il y avait du sang partout, c'était noir et blanc...) d'un Chinois qui était renversé horizontalement, le corps était de côté. Et derrière Ishii il y avait vraiment des très sales gueules, des médecins mais qui avaient des petits chapeaux un peu comme des flics, ou un peu comme... oui, comme des agents secrets japonais dans Tintin par exemple. Et l'article disait qu'on avait trouvé ces crânes, que la mairie de Tôkyô était embarrassée, etc. et moi j'ai archivé l'article en me disant que c'était un sujet intéressant. Parce qu'en France tout ça est assez peu connu, les Chinois eux bien sûr...

    François Angelier : - Il y a quand même deux ouvrages publiés, un au Rocher, un chez Albin-Michel. On découvre peu à peu cette unité 731, ce professeur Ishii. Je parlais d'une dimension sadienne, ce n'est pas une simple image. C'est vrai que l'homme avait obtenu des crédits illimités de la part du gouvernement impérial japonais. Qu'il était lui-même issu d'une société... de l'aristocratie, et donc que les gens qui servaient sous ses ordres, et bien appartenaient plus ou moins à son univers un peu féodal...

    Romain Slocombe : - C'est à dire qu'il venait d'une grande famille de propriétaire foncier de l'est de Tôkyô. Il avait étudié à l'université impériale de Tôkyô qui était un nid de fasciste pour toutes les théories raciales, etc. Il s'était marié avec la fille du recteur de l'université. Il bénéficiait des plus hautes protections du ministre de la guerre de l'époque, des généraux fascistes, etc. Et, bon, l'Empereur du Japon lui-même, on ne sait pas dans quelle mesure il était mêlé... Il avait connaissance des expériences d'Ishii, mais il était lui-même... Hiro-Hito était un scientifique de haut-niveau, et donc on peut penser qu'il s'est intéressé à ces expériences. Et du coup dans toute l'armée impériale, l'unité de Ishii, qui était appelée du doux nom de "unité de fourniture d'eau et de prévention des épidémies dans l'armée", cette unité était la seule qui ait été créée par sceau impérial, et qui effectivement bénéficiait de crédits illimités. Ce qui fait que Ishii à fait construire non seulement le gigantesque camp de Ping Fan, à une vingtaine de kilomètres au sud de Harbin en Mandchourie, mais il y avait des camps... et c'est ça qu'on apprend quand on étudie un peu le sujet... il y avait de tels camps dans toute l'Asie.

    François Angelier : - Parce que cette unité 731 n'était pas la seule, il y avait d'autres unités qui ont commencé leurs expérimentations bien avant la guerre au milieu des années trente. J'entends "la guerre" au sens européen du mot, puisque la guerre était commencée en Asie depuis bien longtemps.</p>
    <p><b>Romain Slocombe :</b> - Voilà. Et cette unité travaillait en collaboration avec la police militaire, la fameuse kempei-tai, et en faisant des recherches approfondies sur Internet et autres, j'ai trouvé un témoignage d'un ancien médecin japonais en Chine, qui disait que lui, en tant que simple médecin généraliste basé je ne sais où, à Shangaï ou autre, si il avait besoin d'organes ou de corps humains, il n'avait qu'à téléphoner à la police et on lui envoyait un prisonnier.

    François Angelier : - Alors, cet univers parfaitement atroce d'expérimentations scientifiques, c'est une mémoire qui a été étouffée, qui a été d'une certaine façon figée un peu dans l'histoire contemporaine du Japon. Et là elle revient sous forme de cet enquêteur occidental donc, l'enquêteur Nestor Biroli vient de l'extérieur, et il enquête au péril de sa vie pour essayer d'en savoir plus. Et justement il y a à la fois... Vous mobilisez des personnages qui sont à la fois là pour témoigner, pour témoigner comme on vient de l'entendre à la première personne. Il y a également des minutes de procès, donc, c'est une histoire qui est à la fois au présent, sous une forme réfractée... C'est assez compliqué d'arriver à mettre en scène dans une série noire quelques chose d'aussi définitif, définitivement horrible.

    Romain Slocombe : - Oui, j'aime bien trouver des pièces à convictions, des choses comme ça, bon, j'ai trouvé quelques extraits des procès de Khabarovsk... Parce que c'est un problème qui a, dans l'immédiate après guerre, entraîné des complications au sens de la rivalité entre Russes et Américains pour s'approprier toutes les découvertes scientifiques des japonais.

    François Angelier : - Il faut dire évidement que tous les membres de cette unité se sont habilement reconvertis après la guerre. Certains à de très hautes positions.

    Romain Slocombe : - Oui, ils sont devenus directeurs d'hôpitaux... L'un d'entre eux est même devenu directeur de l'équivalent de... Ils ont eu un scandale de sang contaminé à peu près la même année qu'il y en a eu en France, et le directeur de l'agence du sang, justement, était un ancien collaborateur de Ishii. L'un des plus élevé dans la hiérarchie et des plus malins, parce qu'il avait servi d'interprète aux américains, justement, pour faire entrer en contact les services secrets américains avec Ishii et les autres qui se terraient à Tôkyô, persuadés qu'ils allaient y passer, qu'ils allaient être pendus.

    Jean-Yves Bochet : - Oui, alors il faut dire que dans le livre votre théorie c'est que les services secrets américains, et donc le gouvernement américain va plus ou moins, à la fin de la guerre, reconvertir et aider ces gens du camp 731.

    Romain Slocombe
    : - Oui, c'est tout à fait une réalité historique.

    Jean-Yves Bochet
    : - C'est ça, oui, c'est une réalité historique. C'est à dire qu'ils sont vraiment... La CIA a vraiment été chercher ces gens là pour les utiliser.

    Romain Slocombe
    : - Oui, alors c'était très curieux parce que, un peu comme partout en Amérique il y a une ambivalence, il y a une sorte de, entre guillemets, "gauche américaine" et "extrême droite" également, et Mac Arthur, il amenait... Les officiers américains qui venaient régner sur le Japon et organiser la transition à la démocratie... Il avait dans ses bagages des représentants honnêtes de la science ou de l'armée, et il avait également des gens comme le général Willoughby qui dirigeait le G2 donc, le service secret de l'armée, et ces gens-là étaient des gens tout à fait d'extrême-droite, pour qui la priorité c'était les conquêtes scientifiques permettant de continuer la guerre contre Staline. Ces gens là n'avaient aucun scrupule évidement, et il devait à la fois empêcher les Russes d'apprendre ce qu'ils savaient, etc. Et il y eut tout un jeu, c'est à dire que les interrogatoires menés par les Américains étaient menés par deux équipes différentes, c'est à dire qu'il y avait les scientifiques, entre guillemets, "normaux", qui venaient de Camp Detrick, l'endroit en Amérique où l'on étudiait les possibilités de guerre bactériologique, et ces gens là arrivaient, croyaient rencontrer pour la première fois... Enfin, croyaient que les Japonais qu'ils interrogeaient voyaient des Américains pour la première fois, mais en fait ces japonais avaient déjà étaient préparés par des agents des services secrets américains : ce qu'ils pouvaient dire, ce qu'ils pouvaient ne pas dire, etc. En plus les Russes arrivant derrière tout ça, c'était assez compliqué. Plus, un fait-divers absolument énorme qui a eu lieu, et qui justement mettait en cause un ancien membre de l'unité 731 qui a empoisonné des employés de banque au cyanure pour commettre un hold-up.

    François Angelier
    : - C'est ce qui fait d'ailleurs l'ouverture de "Averse d'automne". On peut évoquer, sans parler encore des manga dont on va parler, Olivier Paquet, le problème du révisionnisme japonais. Avec notamment ce mangaka, Kobayashi, et l'école "orgueilliste", qui consiste justement à défendre l'orgueil national jusqu'à nier la véracité et la réalité de certains événements historiques. Et là, l'unité 731 apparaît au premier chef dans les polémiques orgueillistes-révisionnistes japonaises.

    Olivier Paquet
    : - Oui, c'est à dire que l'optique de l'extrême-droite japonaise, c'est de dire que le Japon a libéré l'Asie de l'influence... Et donc cet auteur... Vous parliez du sang contaminé, Kobayashi a obtenu une grande popularité au Japon parce qu'il a fait parti des gens qui ont dénoncé les affaires du sang contaminé. Et il a profité de sa popularité ensuite pour écrire, pour publier ce qu'on appelait le "manifeste pour l'orgueillisme" en 1995, donc avec cette idée des japonais qui ont défendu l'Asie. Et pour lui, son idée c'était de réviser les manuels d'histoire du Japon. Il faut savoir que dès 1947, dans les manuels d'histoire japonais on parlait des massacres de Nanking, des exactions japonaises. Il y a toujours eu de la part des gouvernements conservateurs une volonté d'amoindrir les crimes des japonais, mais il y a toujours eu des pétitions d'intellectuels pour condamner... Là, Kobayashi a le soutien de l'extrême-droite. Ils veulent homologuer des nouveaux manuels, qui font table rase de tout ce qui a était en disant justement que "l'unité 731, c'était une invention des Américains, que les massacres de Nanking aussi c'est une invention, ça n'a pas existé. Il y a des attaques extrêmement violentes contre les historiens japonais, contre l'enseignement dans les écoles qui est assimilé à de la propagande contre le Japon. Donc vraiment, avec cet auteur qui a quand même... Qui n'a pas une audience négligeable puisque quand son manifeste a été publié en volume il a été vendu à six cent mille exemplaires, ce qui est quand même... A l'échelle du Japon ce n'est pas énorme mais c'est quand même loin d'être négligeable. Et donc avec toute cette volonté d'attaquer, et avec des insultes, enfin c'est... un langage dans ses manga, à l'encontre des enseignants, des intellectuels, des historiens, un langage très dur, vraiment extrêmement dur. Il y a quelques historiens qui ont fait des procès à Kobayashi pour lui dire "vous mentez", etc. et qui ont réussi à les gagner mais au prix d'une polémique énorme au Japon. L'une des polémiques les plus connues c'est celle sur les femmes de réconfort en Chine, évidement.

    Romain Slocombe
    : - Oui, et bien je vais profiter de cette allusion très bien venue au négationnisme, au fascisme, etc. pour parler... Parce que bon, François tu disais que je m'intéressais à l'histoire, etc. Je m'intéresse aussi à l'histoire de l'Europe, j'en ai parlé dans le Poulpe que j'ai fait il y a pas très longtemps, "Sake des brumes". Et finalement toutes ces histoires de revanche de l'extrême-droite, etc. je m'aperçois qu'on en n’est pas très très loin ici en France, dans notre douce France, avec l'affaire Cesare Battisti. Donc je voudrais en parler quelques minutes parce que bon, Cesare est un ami, un collègue, un écrivain de très haut niveau, et il se retrouve maintenant persécuté ici par des agents de l'extrême-droite italienne. Bon, je reprends très brièvement : Cesare il a quarante-neuf ans, il a fait parti de la mouvance gauchiste à l'époque où moi et des tas d'autres gens aussi... peu après mai 68, ces idées là étaient celles qui nous intéressaient. Dans les années soixante-dix il y a eu un phénomène qui est assez peu... qui n'est pas entièrement connu ici, que nous on n'a pas eut, mais il y eut quand même soixante mille incarcérations et six mille quatre cent condamnations. Cesare a fait parti de ces gens arrêtés...

    François Angelier
    : - C'est ce que disais dans le Monde, Erri de Luca : "Jamais une génération politique n'a été à ce point emprisonnée que celle-là."

    Romain Slocombe : - Voilà, tout à fait. Donc, Cesare s'est évadé. Il s'est enfui au Mexique où il a rencontré Paco Ignacio Taibo, autre écrivain de polar qui l'a mis un peu sur le chemin de l'écriture. Et pendant ce temps là il a été condamné par contumace. Et ce qu'il faut savoir, ce qui est très très important c'est que, contre d'ailleurs toute norme de droit européen, le code pénal italien est celui qui a été rédigé sous Mussolini. Il n'a pas changé, et toute condamnation faite par contumace... prononcée par contumace, donc en l'absence de l'accusé est, en Italie, définitive. Ce qui veut dire que si Battisti était extradé de France, il serait livré non à la justice italienne, mais à l'administration pénitentiaire italienne. C'est à dire que comme Paolo Persichetti qui a été quasiment kidnappé en France, il se retrouverait en prison. Et Cesare le serait jusqu'à la fin de ses jours parce qu'il a été condamné à perpétuité pour une série de crime qui lui étaient imputés par des repentis. Ce qu'on appelle, entre guillemets, des "repentis" ce sont les gens qui étaient déjà arrêtés, à qui on offrait des remises de peines en échange de dénoncer leurs anciens amis. On l'a accusé de deux meurtres, Battisti donc, qui ont été commis l'un à Milan l'autre à Venise, le même jour à vingt-cinq minutes d'intervalle. Donc c'est pas très sérieux, et quand Battisti a été arrêté en France à son arrivée, parce qu'il y avait une demande d'extradition des Italiens, son cas est passé devant la chambre d'accusation de la cour d'appel de Paris, qui a donné un avis totalement défavorable à son extradition pour la simple raison que les conditions de sa condamnation semblaient hautement fantaisistes.

    François Angelier
    : - Donc avis qui est remis en cause aujourd'hui.

    Romain Slocombe : - Tout à fait, et c'est une affaire, comment dire, qui était complétement entendue, et du fait qu'en droit français une même affaire ne peut être jugée deux fois, normalement Battisti est absolument libre et bénéficie de la protection... Il a eu des lettres des divers premiers ministres, que ce soit Balladur ou Jospin, et tout à coup cela est remis en cause et c'est pour cela que je voulais parler de l'influence des neo-fachistes aujourd'hui. C'est qu'il y a eu de nombreuses visites de Roberto Castelli qui est le ministre de la justice italien, qui est venu rendre visite à son homologue M. Perben, et Roberto Castelli est un des membres du gouvernement italien et également un des dirigeants de la Ligue du Nord, qui est un mouvement néo-fasciste italien. Et on assiste actuellement à des tractations qui m'amène, moi, en tant que citoyen français, à me demander si, alors que j'ai voté Jacques Chirac en 2002 pour faire barrage au Front National, je me demande maintenant si le gouvernement français ne prend pas ses ordres au près des néo-fascistes italiens.

    François Angelier
    : - Voilà. Et bien la question est posée. Nous restons attentifs au destin, donc, de Cesare Battisti. On va finir cette partie de l'émission consacrée, donc, à "Averse d'automne", votre roman, Romain Slocombe, en évoquant justement un petit peu la saga, la geste érotique de Gilbert Woodbrooke, avec un deuxième extrait de "Averse d'automne" :
    « Je suis seul dans la chambre. De la salle de bain parvient à mes oreilles un frais ruissellement d'eau. Lentement je retire mon caleçon et le balance gaiement par dessus mon sac à dos poussé dans un coin de la penderie. Puis je m'occupe des précautions élémentaires. Kiyoko ne m'avait rien demandé mais cette fois, attention. J'ouvre une boite Manix et déchire l'emballage d'un préservatif rose et translucide. Le posant sur le drap blanc à côté de moi, j'entreprends de me masser doucement le sexe. Le ruissellement de la douche s'interrompt.

    - Gilbert-san ?
    - Hai ?
    - Je t'ai volé quelque chose, Gilbert-san.
    - Ah bon. Quoi ?
    - Dans ton sac à dos. Tu n'as pas vu que des accessoires avaient disparu.
    - Hein ? Non.
    Eclat de rire.
    - Gomen nasai, Gilbert-san. Je t'ai volé des bandages et le sankakukin.
    Les battements de mon cœur s'accélèrent un peu. Ces japonaises, elles sont incroyables.

    - Tu... les as pris pour quoi, Kikuyo ?
    - Je voulais te faire plaisir. J'ai réfléchi. Tu sais ce que je suis en train de faire, là, en ce moment ?
    Non.
    - Et bien je suis en train d'enrouler ces bandes autour de mon épaule, de mon bras et autour de mes seins.
    Bon Dieu.
    - Je n'arrive pas à serrer autant que ma mère, mais tant pis. Ne ? Gilbert-san. Ça se défera peut-être un peu lorsque nous nous embrasserons sur le lit.
    Je tousse. Mon visage est brûlant. Le sang cogne à mes tempes. Et aucune difficulté pour conduire mon sexe à la taille nécessaire à l'enfilage, toujours problématique, du préservatif.
    - Maintenant je remets mon uniforme de lycéenne.
    - Oui, Kikuyo.

    - J'enfile la jupe. Et je me soutiens le bras avec l'écharpe. L'idée c'est que...
    - Oui ?
    Ma main droite va et vient le long du caoutchouc tendu. Elle va et vient de plus en plus vite.
    - ...que je vais sortir de la salle de bain et que je vais m'asseoir au bord du lit en plissant un peu les yeux comme si j'avais mal.
    - Oui ?
    - Et que je vais m'étendre sur le dos à côté de toi.
    Mes aisselles s'inondent de transpiration. Mon sexe est énorme est vibrant. Je ferme les yeux sous la lumière aveuglante du plafonnier.
    - Et... Gilbert-san, je caresserais ton corps en gémissant. Ah... Je suis blessée. C'est la guerre. Il y a eu une bataille terrible. Notre flotte a été bombardée. Je suis une malheureuse auxiliaire féminine blessée, dans un hôpital de l'armée. Un médecin militaire a pansé mes blessures.
    Mon cœur bat à exploser. Je me cambre sur le lit, haletant. Ma main s'agite à toute allure. Kikuyo continue, entrouvrant la porte.

    - J'ai l'épaule et le bras couvert de bandages. Mon uniforme est déchiré. J'ai terriblement mal. Maintenant je me rends, je suis ta prisonnière. Attache-moi et fait de moi tout ce que tu voudras.
    L'orgasme me secoue, des pieds à la tête. »

    François Angelier : - Alors ce qui est intéressant, c'est que la jeune personne qui s'amuse dans le cabinet de toilette ne sait pas, et n'évalue pas l'effet qu'elle produit sur ce pauvre Gilbert Woodbrooke, Romain Slocombe.

    Romain Slocombe
    : - Oui... Enfin, avec sa gentillesse toute japonaise, elle essaye de lui faire plaisir.

    François Angelier
    : - Son affabilité.

    Romain Slocombe : - Oui. Elle se fait plaisir à elle-même parce que les fantasmes qu'elle a sont en fait assez proches de ceux de Gilbert Woodbrooke. Mais évidement, ce qu'elle ne peut pas imaginer, et qu'il va évidement essayer de lui cacher... Son petit monologue a déclenché une éjaculation précoce, qui risque de compromettre la suite de la nuit

    Jean-Yves Bochet : - Oui, mais ce qui est aussi intéressant c'est que cette mise en scéne, ludique je dirais, d'une expérience médicale, puisque la petite Kikuyo a des bandages et se transforme en blessé dans un hopital, etc.

    François Angelier : - Un blessé factice, oui.

    Jean-Yves Bochet : - Quand même... Rapproche le personnage de Woodbrooke de son enquête et d'autres expériences médicales qui elles sont beaucoup plus dangeureuses et beaucoup plus intéressante... enfin beaucoup plus grave, je dirais.

    François Angelier
    : - Je suis tout à fait d'accord. C'est un phénomène d'empathie et de résonance.

    Jean-Yves Bochet
    : - Voilà. C'est ça que je voulais dire.

    François Angelier : - Ce qui pour Woodbrooke est du domaine, je dirais, du jeu érotique, du fantasme...

    Jean-Yves Bochet : - Du jeu, du ludique.

    François Angelier
    : - Voilà, de la fabrication, de la constitution d'un rituelle intime, entre en résonnace avec les expériences de Ishii. De manière extrêmement indirecte, mais c'est vrai qu'on ne peut pas ne pas y penser.

    Romain Slocombe
    : - Ouais. Mais c'est vrai qu'on pourrait dire justement que puisque c'est la petite fille de cet autre médecin militaire, cette jeune fille, Kikuyo, sa fantasmatique personnelle a été nourrie par l'admiration folle qu'elle vouait à son grand-père. Admiration qui est évidement déçue si elle apprenait... si elle apprend que son grand-père en fait a participé à ces expériences inhumaines. Mais c'est vrai que quelque part, contrairement à tous ces japonais contemporains, ces jeunes japonais qui finalement ne savent même pas ce qui s'est passé pendant la guerre, etc. elle, quelque part, elle fait le lien... Dans le fond c'est une écolière assez sérieuse, si elle n'avait pas ces problèmes psychologiques elle serait une très bonne élève. Mais elle fait quelque part, c'est vrai, le lien entre le passé, la guerre, les bombardements qui nourrissent ses fantasmes et le présent, et les fantasmes présents de Woodbrooke.

    François Angelier
    : - C'est un peu le problème, effectivement, parce que vous risquez d'être confronté à une sorte de roman dont les deux instances, un petit peu, narratives, se regardent. D'un côté, l'intimité érotique et de l'autre le drame collectif. Ils pourraient se regarder et puis se croiser vaguement, tandis que là on a un personnage dont vraiment la personnalité psychologique la plus profonde, et même érotique la plus profonde, arrive à fusionner à la fois les angoisses collectives sur le Japon de la guerre et puis la mémoire qu'il faut gérer et qu'on veut gérer ou pas, et puis en même temps le jeu intime. C'est un personnage qui, d'une certaine façon vous permet d'unifier les deux propos du roman.

    Romain Slocombe : - Oui, oui. Mais, je crois que c'est ce qu'il m'intéresse de faire finalement. C'est de trouver des personnages qui lient le passé et le présent. Souvent à travers des relations entre grand-père et petite fille en fait. Je ne sais pas. Peut-être parce que j'avais un grand-père écrivain et que finalement, sautant une génération peut être, c'est peut-être plus frappant finalement de retrouver une réalité, de voir son... de se mettre à la place de son grand-père jeune, de vivre le passé finalement, à travers un jeune homme et de se rendre compte finalement qu'ils avaient les... que c'étaient des être humains finalement très très proches de nous.

    François Angelier
    : - Jean-Yves Bochet, pour conclure.

    Jean-Yves Bochet
    : - Oui. Vous parlez, Romain Slocombe, des jeunes japonais, de la jeune génération japonaise qui ne connaît pas trop ce passé là. Est-ce que vous avez-pu, lors d'un voyage au Japon, discuter, parler avec des gens sur ce passé, sur ces histoires de camp 731, où est-ce que vous ne l'avez jamais évoqué ?

    Romain Slocombe
    :- Non, en fait pas du tout, parce que j'ai l'impression que la plupart des jeunes japonais, d'abord, ne connaissent pas du tout ce sujet, et c'est vraiment un livre... Bon même si j'ai été dix-neuf fois au Japon, etc. c'est vraiment un livre que j'ai fait avec une recherche historique assez longue, mais plutôt en allant à la bibliothèque de la Maison de la Culture du Japon à Paris, en faisant beaucoup de recherches sur Internet, parce qu'on trouve beaucoup de document extrémement curieux sur Internet. Par exemple j'ai trouvé les fameux crânes en question et les têtes dans les bocaux de formol... Ce sont des choses dont j'avais les photos sur Internet. Enfin, je les trouvais et j'écrivais, je décrivais en regardant ces photos. Donc, c'est plutôt un travail d'européen qui connaît bien le Japon.

    François Angelier
    : - "Averse d'automne" de Romain Slocombe, Série Noire 2691. Troisième volet de la tétralogie japonaise. On attend l'hiver.

    Romain Slocombe : - L'hiver arrivera, sans doute, début 2006. 2005 peut-être.

    Netographie :
    Unit 731 was not an isolated aberration par Sheldon H. Harris, Université de l'Etat de Californie
    Why Japanese doctors performed human experiments in China 1933-1945 par Tsuchiya Takashi, Université d'Ôsaka.

    Unit 731: Japan's biological force sur BBC News
    Divers documents sur le site Advocacy and Intelligence Index for Prisoners of War - Missing in Action.
    Une page en français sur l'unité 731
    Le négationnisme dans les mangas par Philippe Pons, Le Monde Diplomatique.

    Japon: l'offensive des négateurs de l'Histoire par Arnaud Nanta, Université Denis-Diderot (Paris VII).