• La voie démocratique au japon

    En se penchant sur les fondements de la démocratie on notera que l'expérience japonaise est intéressante à plus d'un titre. Elle évoque le long chemin parcouru depuis le Japon féodal, en passant par la période autoritaire de l'ère Meiji et du Japon expansionniste, jusqu'à l'ère actuelle marquée par une stabilité institutionnelle remarquable. La démocratie y a trouvé une traduction nourrie par diverses expériences nationales grâce auxquelles le pays et son peuple ont pu façonner un système jugé tout a fait satisfaisant au stade actuel de son accomplissement.

    Le système institutionnel et juridique japonais est le fruit d'une évolution successive.

    Avec la promulgation de la constitution de Meiji en 1889, le Japon est devenu un Etat fortement centralisé sur le modèle prussien, à la tête duquel se trouvait un Tennô (l'empereur) désacralisé par le fait même d'une extraordinaire concentration de tous les pouvoirs temporels entre ses mains, alors que dans le Japon féodal de l'ère précédente le pouvoir du souverain, d'ordre intemporel, se caractérisait pour l'essentiel par des prérogatives d'ordre rituel et sacramental. Mais, paradoxalement c'est pendant cette période autoritaire de l'ère Meiji que l'influence de la tradition juridique française bat son plein avec, en particulier l'introduction au Japon des principes généraux du droit en matière civile, dont le Professeur Boissonade en a été l'artisan. Le code civil japonais, de forte inspiration française mais adapté aux spécificités japonaises, demeure de nos jours avec l'apport de réformes successives, tandis que la tradition administrative et étatique germanique qui, à partir des années 1930 va permettre à une dictature militaire de s'imposer, a été supplantée dès 1946 par une greffe anglo-américaine. En effet, après la capitulation du Japon en 1945, la puissance victorieuse, les Etats-Unis, a imposé à ce pays la constitution qui est toujours en vigueur actuellement.

    Cette constitution, qui met en place une nouvelle structure institutionnelle, a voulu tout à la fois respecter le tréfonds de la mentalité japonaise et ancrer définitivement le Japon dans la démocratie avec l'introduction de principes fondamentaux tels que la laïcité, le pacifisme, l'habeas corpus ou les libertés individuelles. La stricte séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est une réalité, et dans cette nouvelle architecture le Tennô (l'empereur) ne règne plus et ne gouverne pas. Selon le Professeur Fukase, un éminent constitutionnaliste japonais, la constitution est bâtie sur des principes purement républicains, ce qui fait que nous sommes dans une "République qui cantonne l'Empereur à une fonction purement formelle". D'ailleurs, aux termes de la constitution (article 14) il n'y a "ni nobles ni titres nobiliaires" ni privilège particulier. Nous sommes bien dans une République.

    Il y a là une manifestation particulière, conforme à l'esprit démocratique, et en tout cas pleinement accepté par un peuple politiquement majeur, du rôle d'un monarque. Les Japonais se satisfont en connaissance de cause du rôle actuel du Tennô car, fondamentalement il est tout à la fois le symbole de la permanence de la tradition et de la démocratie très chèrement acquise (n'oublions pas que c'est à la suite de la capitulation, elle-même provoquée par les terribles explosions des deux bombes atomiques à Hiroshima et à Nagasaki que les Etats-Unis ont imposé la démocratie au Japon) et, à l'inverse, ceux qui, avec certaines forces de gauche, soulignent l'inutilité du tennô, semblent marginalisés et en réalité semblent s'accommoder fort bien de la vacuité du rôle politique de l'empereur. Il est donc clair qu'un large consensus - pour ne pas dire une large adhésion - s'est établi(e) à propos du tennô et que, politiquement, il est perçu comme le ciment d'une démocratie qui est elle-même conçue comme le fondement de l'avancée du Japon dans une modernité qui jamais n'a renié les traditions.

    En effet, juridiquement le Tennô dont le rôle et la personne sont désacralisés (le crime de lèse-majesté n'existe plus), n'a ni les prérogatives d'un souverain ni celles d'un chef de l'Etat. La souveraineté appartient désormais au peuple et le Tennô, qui n'est que le symbole de l'Etat et de l'unité du peuple, "doit ses fonctions à la volonté du peuple" comme le précise la constitution. Ceci étant, la fonction du Tennô revêt toujours, dans une civilisation japonaise bimillénaire qui accorde à l'acte symbolique une importance extrême, une signification qui dépasse l'aspect formel et politique.

    Et en fait, c'est à travers les actes rituels et cérémoniaux que le Tennô exerce cette force symbolique et, en quelque sorte, c'est elle qui confère une certaine dignité et une certaine solennité aux actes étatiques. A n'en pas douter, c'est là où se situe le rôle-clef du tennô auquel les Japonais sont très attachés même si dans leur majorité, vénérant l'empereur pour ce qu'il représente, ils ne le perçoivent plus comme une personne divine. Car, en réalité, la version actuelle, démocratique et moderne du Tennô correspond bien, selon le Professeur Watanabe, un autre constitutionnaliste japonais, "à la perception des Japonais puisqu'ils regardaient traditionnellement l'Empereur comme un objet de vénération plutôt que comme une autorité politique". Et, selon l'expression du Professeur Fukase, le Tennô est également "l'incarnation de la continuité du génie de la nation japonaise". C'est grâce à ce sentiment national d'ordre essentiellement affectif que dans l'esprit des Japonais le Tennô "règne" en réalité et que beaucoup perçoivent qu'ils sont toujours dans un régime monarchique.

    L'équilibre des pouvoirs est assuré grâce à une stricte séparation des pouvoirs et à une large distribution de ceux-ci. Aux côtés d'un exécutif, d'un législatif et d'un pouvoir judiciaire jouissant chacun de prérogatives très étendues qui leur assure indépendance statutaire et autonomie de fonctionnement qui évitent toute interférence réciproque et qu'il faut souligner, s'y ajoute ce que l'on pourrait appeler un "pouvoir local", en tout cas bénéficiant d'un statut garantissant aux collectivités locales une très large autonomie (cf: article 92 de la constitution). L'institution même de localités pourvues d'une autonomie réelle date de l'ère Edo ( 1603-1868 ) et l'existence de départements et de communes structurés selon le modèle occidental date de l'ère Meiji (1868-1912). Le "pouvoir local" est donc au Japon une forme traditionnelle et parfaitement intégrée.

    Actuellement, les collectivités locales sont de deux ordres: les départements (il y en a 43) et les communes (il y en a 3.245). La décentralisation et la démocratisation prend ici une forme très avancée puisque sont reconnues aux collectivités locales des compétences très étendues tant en termes de domaines d'intervention (exemple: protection de l'environnement, urbanisme, éducation, santé, relations extérieures, etc...) qu'en termes de disposition (délégation législative de la Chambre des représentants, réglementation et ordonnance locales à l'intérieur d'un pouvoir réglementaire reconnu par la constitution). De plus, élus pour quatre ans au suffrage universel direct, tant les chefs de l'exécutif local, "Shuchô", (gouverneur au niveau du département; maire au niveau de la commune) que l'assemblée locale délibérative disposent, chacun, d'une autonomie et de pouvoirs propres: le chef de l'exécutif local, bien que n'étant pas responsable devant l'assemblée délibérative, exécute ses décisions et il est en même temps le délégué local de l'Etat central et peut édicter, à ces titres, des règlements; l'assemblée délibérative vote des ordonnances et le budget local. La démocratisation est encore renforcée au niveau local en ce que l'assemblée délibérative peut nommer un adjoint au "Shuchô", chef de l'exécutif local. D'autre part, souvent des "comités" (de l'éducation, de la sécurité publique, ou du personnel, etc...) sont créés auprès du chef de l'exécutif local pour un mandat de durée variable, dont les membres sont nommés par lui avec l'approbation de l'assemblée délibérative, afin de l'aider dans ses tâches de direction. Ces comités n'interfèrent pas dans les compétences des différentes directions préexistantes.

    L'exécutif japonais (le Cabinet: "Naikaku") s'inspire, dans sa structure et l'étendue de ses pouvoirs, plus de la tradition américaine qu'anglaise (1) et, dans sa pratique et ses relations avec la Diète (le parlement), plus de la tradition anglaise qu'américaine (2):

    .(1) le contour des prérogatives reconnues au Cabinet est, selon le Chapitre V de la constitution japonaise, somme toute très classique dans l'apparence. Mais, en réalité, son pouvoir est énorme: son chef, le Premier ministre ("Naikaku-sôri-daijin"), est tout à la fois chef du Gouvernement ("Seifu"), chef de l'Etat (puisque le Tennô ne règne pas et n'est pas reconnu comme le chef de l'Etat japonais), chef des armées et de la défense nationale (bien qu'aux termes de l'article 9 très controversé de la constitution officiellement le Japon n'a pas d'armées), chef de l'administration, dirige la politique étrangère, dispose du droit de grâce, de commutation des peines et de réhabilitation. De fait aussi, gravitent autour du Cabinet d'importants organes consultatifs et de coordination, dits auxiliaires (exemples: le très tentaculaire Secrétariat Général du gouvernement ("Naikaku-kambo-chôkan") dont le titulaire a rang de ministre, et l'imposant Bureau Législatif ("Hôsei-kyoku"); et des organes aux compétences administratives et juridictionnelles, dits autonomes (exemples: la Cour des comptes ("Kaikei keinsa-in") chargée de vérifier annuellement la comptabilité définitive des dépenses de l'Etat, ou le Conseil de la Fonction publique ("Jinji-in") chargé essentiellement de garantir l'impartialité des fonctionnaires et le respect de leur statut. Et, mis à part les différents départements ministériels qui le compose, le Cabinet compte encore une multitude de Commissions ou d'Agences d'Etat, qui sont en réalité des institutions ministérielles d'inspiration américaine, parmi lesquelles on relèvera à titre d'exemples: l'"Agence de la Maison Impériale" qui gère et régit la Maison impériale; la "Commission de la libre concurrence" qui a le pouvoir d'édicter des directives à caractère contraignant et un pouvoir quasi juridictionnel de poursuite et de sanction; et l'"Agence de Défense", dont l'importance politique est si considérable que son titulaire est généralement considéré comme un futur premier ministre ou un futur ministre important.

    . (2) pourtant, le Cabinet dépend étroitement de la Diète. Le Premier ministre, qui est habituellement le chef du parti politique dominant de la majorité parlementaire, est désigné parmi les parlementaires par une résolution de la Diète et les ministres eux-mêmes, certes désignés par le Premier ministre, doivent être majoritairement choisis parmi les parlementaires. Comme dans toutes les démocraties parlementaires, la Diète ici contrôle très étroitement les activités du Gouvernement et, bien entendu, celui-ci est solidairement responsable devant elle avec toutes les implications que l'on connaît.

    Au-delà de ces caractéristiques qui, indéniablement, font de la démocratie japonaise une réalité vivante, il faut relever ce qui, à nos yeux, constitue en la matière la véritable spécificité japonaise et pourquoi, à notre sens, elle constitue un modèle en soi pour avoir tiré du tragique passé des leçons pour le présent et l'avenir. Nous avons souligné plus haut le rôle nouveau du Tennô. Il faut ajouter ceci:

    . la constitution japonaise, dans laquelle après quelques hésitations, parce qu'elle a été imposée par les Etats-Unis en 1946 au lendemain de la capitulation (cf. la création en 1954 d'une Commission officielle dite de "Révision et d'investigation constitutionnelle" dont les conclusions sont restées lettres-mortes), les Japonais se reconnaissent finalement et pleinement, comporte des dispositions très avancées. Ce sont en particulier celles qui: (a) au titre des "droits et devoirs du peuple" détaillent avec autant de précision et de soin, en un Chapitre III et sur pas moins de trente articles successifs, toutes les "générations" de droits fondamentaux; (b) ne se limitent pas à proclamer le désir de paix, mais qui élèvent en principe de gouvernement le pacifisme et l'interdiction de faire la guerre même au titre de la légitime défense, ce qui met formellement le Japon en contradiction avec l'article 51 de la Charte des Nations Unies qui reconnaît le droit de belligérance en cas de légitime défense pour soi et pour autrui (mais, on sait aussi que depuis 1950, par la vertu du Traité de San-Francisco de la même année, sous la pression des Etats-Unis le Japon a consenti, en infraction à l'article 9 de sa constitution, à se réarmer); (c) disposent que "le Premier ministre et les autres ministres d'Etat doivent être des civils" (article 66), ce qui constitue une garantie contre toute éventualité d'un retour au pouvoir d'une junte militaire; (d) et prônent la laïcité, ce qui, dans un pays où le Shintoïsme est traditionnellement vécu comme une religion nationale mais qui a servi à un moment donné les visées militaristes des années 1930-1940, constitue un engagement solennel et définitif pour la tolérance, la liberté de conscience et le rejet de toute idéologie ou culte d'Etat.

    On ne saurait terminer ce survol sans évoquer le système juridictionnel japonais. Il donne un éclairage sur la permanence des valeurs sociales japonaises façonnées, ici plus que dans les autres pouvoirs parce qu'il s'est formé au cours des siècles, par un syncrétisme marqué: la tradition libératrice bouddhiste voisine avec les préceptes confucéens et la spiritualité shintoïste, et en est résulté une conception du contrat ("Keiyaku") et de la justice qui se base essentiellement sur la recherche de l'harmonie et de la cohésion sociale. Ni cette fameuse cohésion sociale japonaise, ni la formation de ces grandes familles d'entreprises japonaises ("Keiretsu") n'ont rien à voir avec la notion de contrat mais bien plus à cette recherche de l'harmonie et, surtout, au respect du "Giri Ninjo", sorte d'éventail de normes comportementales qui s'appliquent en tous lieux et en toutes occasions et qui, souvent, forment autant de coutumes. Il n'est dès lors pas surprenant que parmi les sources du droit japonais, et malgré la multiplication des règles du droit positif (les règles constitutionnelles, légales et réglementaires écrites), la coutume figure en bonne place (l'article 92 du code civil japonais stipule que s'il existe une coutume contraire à une disposition légale qui n'est pas d'ordre public, c'est cette coutume qui prévaudra). Le juge japonais est bien entendu lié par ces règles. Bien plus, comme on l'a souligné plus haut, il est possible au juge, quand aucune règle de droit, aucune coutume ou aucune jurisprudence ne peut s'appliquer, d'avoir recours à la notion de "Jyori", c'est à dire en fait à sa seule conscience d'homme imprégné de l'enseignement de sagesse façonnée par la tradition libératrice bouddhiste, des préceptes confucéens et de la spiritualité shintoïste dont nous parlions précédemment. La boucle est ainsi bouclée. Les Japonais y trouvent certainement leur compte et dans ce sens la démocratie aussi, mais pour les Etrangers il est souvent difficile de s'y retrouver.

    Ceci étant, et malgré cette spécificité extraordinaire, ordinairement la justice japonaise est très bien perçue de par sa modernité et sa grande cohérence. Tout d'abord, le système se caractérise par son unicité: quelle que soit la nature du litige, il n'y a qu'un seul ordre juridictionnel au sommet duquel se trouve la Cour Suprême, détentrice avec l'ensemble des tribunaux inférieurs du pouvoir judiciaire. Hormis sa fonction juridictionnelle de cour de cassation, la Cour Suprême assure aussi l'autonomie financière de ce pouvoir puisqu'elle détermine le budget des tribunaux, édicte les règles de procédure en application de la loi, et qu'elle seule assure l'indépendance de la magistrature et la gestion de la carrière des magistrats du siège ("Saibankan"). Une fois nommés, les juges de la Cour Suprême doivent par la suite être confirmés dans leurs fonctions par un vote populaire à l'occasion des prochaines élections législatives et, dix ans plus tard, doivent au surplus, comme tous les autres juges des tribunaux inférieurs, être reconfirmés par les mêmes électeurs. Le contrôle du peuple sur sa justice est ainsi assurée. De plus, le peuple lui-même participe à l'oeuvre de justice puisqu'il existe au sein des tribunaux du premier degré (tribunaux de district, tribunaux sommaires, et tribunaux des affaires familiales) des instances de conciliation où des représentants des justiciables siègent aux côtés des juges. Le Parquet ("Kensatsukan") est certes administré par le ministère de la justice, mais ici aussi le peuple a son mot à dire puisque auprès du Procureur établi auprès du tribunal de district est placé un "Comité de surveillance du classement sans suite" qui peut demander l'ouverture d'une enquête dans le cas d'un classement sans suite d'une plainte.

    Ce qu'il faut souligner encore c'est l'existence d'une procédure de contrôle de la constitutionnalité des lois ouverte à tout justiciable sans condition d'accès, et d'une procédure de contrôle de la légalité des règlements et des actes de l'administration comme il existe une procédure de mise en cause de la responsabilité de l'Etat impliquant une obligation de réparation des préjudices causés. La protection des droits de la personne acquiert un caractère systématique puisque, ainsi que le stipule l'article 40 de la constitution, dans la cas où une personne est "acquittée après avoir été arrêtée ou détenue, elle peut se pourvoir en réparation contre l'Etat", certes "dans les conditions prévues par la loi".