• Kyoto, une ville, un rêve



    Il est déjà tard ce soir la à Kyoto, sur le petit pont qui enjambe la rivière Kamo, dans le quartier de Gion. L’air est lourd, nous sommes en été.

    Gion est un quartier de plaisirs. C’est le fameux quartier réservé des geishas, le plus célèbre du Japon. Un mauvais lieux, où le bon goût a cependant fleuri, porté par les arts, la musique, la danse, le chant... Un quartier fleurs.

    Cela fait plusieurs heures que je suis assis là, dans ce décor de théâtre, goûtant au spectacle de la nuit. La place s’est vidée. Quelques éclats de voix s’échappent d’un ryokan tout proche. Autour du pont, le temps semble s’écouler à contre-courant ; comme dans un rêve, une geisha traverse la rivière et disparaît, laissant derrière elle l’odeur de la poudre du maquillage blanc.


    Seuls sur la place, autour d’un petit temple shintô, des dizaines de vélos attendent que la nuit finisse. Qui sont leur propriétaires ? De simples touristes comme moi, venus échapper un week-end à la frénésie de Tokyo ? Ou des jouisseurs de l’ancien temps, porte-tambours, préfets, libertins sur la Voie de l’amour venus dilapider leur fortune au bras des courtisanes ?
    Ce jeu de cache-cache n’a pas de réponses, et c’est là le charme de Kyoto ! Entre ces maisons de bois, entre ces temples, ces pagodes, se joue la pièce d’un passé glorieux. D’ailleurs, pour qui sait tendre l’oreille, on perçoit encore le chant des poésies de cour, accompagnées par le shamisen…

    Je suis tout à ce Japon d’hier quand soudain, mon rêve prend forme, surgissant d’un pas sautillant dans un kimono de soie bleu ; l’homme vient vers moi en chantant. Il semble sorti d’une estampe, mais ce n’est pas vraiment la musique de l’ancien temps qui l’accompagne : avec stupeur, je reconnais « la isla boni-ita »…un tube de Madonna !

    Ce curieux personnage passe près de moi. Amusé, je l’accompagne en duo. Il exécute quelques pas de danse, on sympathise, et très vite, me voilà derrière lui, rôdeur d’un soir dans ces ruelles complices.

    Mon guide est marchand de soie, héritier de ces industries traditionnelles de Kyoto : soieries de Nishijin, porcelaines de Kyomizu, teintures de Yuzen … C’est un homme élégant, âgé de 60 ans, ou peut-être beaucoup plus, qui sait, ne semble t il pas sorti d’un ukiyo-e ? Nous autres français sommes de toute façon incapables de lire l’âge sur le visage des japonais !

    Ensemble nous glissons dans Kyoto, à la lumière tremblante des lampions de papier. Ce vol de nuit finit au dernier étage d’un immeuble, dans un salon où l’on boit et chante en compagnie de dames.

    Que me reste-t-il de cette nuit ? J’ai bu du saké chaud, mangé des crevettes et beaucoup chanté. Je me rappelle de l’improbable vision de mon hôte, très digne dans son yukata, chantant en français « Tout, tout, pour ma chérie, ma chérie ! »… Et notre hôtesse, sans âge elle aussi, servant le tiède atska de ses mains de pianiste. Discrète, elle m’apprit que le saké ne contient pas plus d’alcool que le champagne. Simple coquetterie de conversation, ma geisha n’étant pas très authentique, qu’importe…

    En partant, mon chanteur me laissa son numéro, en promettant de m’accompagner pour visiter le pavillon d’or. Le lendemain, le téléphone sonnait dans le vide.