• Au Japon, la crise n'est pas ce que l'on croit



    Un article du Monde par Philippe Pons, grand spécialiste du Japon, sur les effets de la crise économique sur la société japonaise.

    L'un des plaisirs intellectuels du reportage est d'arriver quelque part avec une idée en tête et de la voir peu à peu se déconstruire au fil de l'enquête. Il faudra recomposer le puzzle et on écrira un article différent de celui auquel on pensait. Se plier au réel, regarder et écouter, est un plaisir que peut aussi s'offrir le touriste. Le Japon, vers lequel les regards se tournent pour le Mondial, est un terrain privilégié pour cet exercice.

    Le visiteur y arrive le plus souvent la tête pleine de clichés catastrophistes : ce pays serait "au bord du gouffre", sa société désorientée et "sans projet". Avec, en arrière-plan, les images dépassées d'une littérature facile élevée au rang de document sociologique, le voici précipité dans cet Archipel dont on dit souvent à celui qui y réside : "Mais comment pouvez-vous vivre dans un tel pays ?"

    Au début de l'année, les analystes de marché claironnaient que le Japon serait la "nouvelle Argentine". On frémissait dans l'attente d'une "crise de mars" : elle s'est réduite aux dysfonctionnements des ordinateurs de la méga-banque Mizuho. Depuis, nos oracles du présent se sont tus : si la crise ne s'est pas produite, c'est qu'elle ne saurait tarder, ronchonnent-ils. Peut-être. L'agence de cotation Moody's a d'ailleurs récemment rétrogradé la note du Japon, ramenant la deuxième puissance économique mondiale au rang de la Lettonie. Si les chances sont infimes de voir le premier créancier de la planète se trouver en rupture de paiements, les problèmes de son économie sont indéniables. Mais laissons les analystes obnubilés par la maximisation des rendements à leur alchimie déconnectée des sociétés pour regarder la rue et prendre l'air du temps.

    LA MEILLEURE BAGUETTE

    A se promener dans Tokyo, la constatation s'impose : la récession est peu visible et cette société d'abondance se révèle moins abattue que dynamique. Que voit-on ? Des transports qui fonctionnent, des taxis à la pelle, des bureaux de poste où l'on n'attend guère, des toilettes publiques nombreuses et propres, des supérettes qui fonctionnent 24 heures sur 24, où l'on peut aussi expédier des colis ou retirer de l'argent, une qualité du service renvoyant la plupart des pays occidentaux dans les limbes de l'incivilité, et des femmes - dont chacun sait qu'elles seraient "soumises" - qui n'ont pas l'air particulièrement frustrées. Ah ! aussi, les grèves sont quasi inexistantes et l'on trouve désormais au Japon la baguette, bien française, la meilleure du monde - des Japonais ont remporté en avril à Villepinte (Seine-Saint-Denis), la 5e Coupe du monde de la boulangerie. En train de "perdre pied", ce Japon est enfin un pays où déambuler tard dans la nuit ne présente aucun danger. Et dans les banlieues ? Rien. Sinon qu'elles sont désespérément calmes. La crise n'a pas entamé le lien social : cela ne vaut pas des profits, mais c'est aussi une forme de gain.

    Une enquête de l'Office japonais du tourisme indique qu'à la suite d'un séjour dans l'Archipel les étrangers placent en première et seconde positions la gentillesse et le sentiment de sécurité dans leur appréciation du pays alors que celles-ci figuraient respectivement à la huitième et à la quatrième place avant leur arrivée. Les Japonais ont certes élevé l'hospitalité au niveau d'un art. Mais l'impression de gentillesse qui se dégage de leur société tient peut-être surtout à l'omniprésence du sourire. L'Occident a abondamment glosé sur le sourire asiatique, voile à la gène ou masque de la perfidie. Laissons là l'exotisme. Le sourire fait partie du code de comportement et, aujourd'hui, du service : il contribue à mettre un liant bienvenu dans les rapports sociaux.

    Tout n'est pas rose pour autant. Au Japon qui rit, celui d'une jeunesse insouciante, fait pendant un Japon qui pleure : celui des victimes d'injustices sociales que la crise a aggravées ; celui des nouveaux pauvres et des sans-abri, qui campent dans les parcs et sur les berges mais ne mendient pas. Au luxe époustouflant de magasins ou de restaurants à la mode s'opposent les boutiques au rideau de fer tiré, les terrains à vendre pour cause de faillite, la courbe ascendante des suicides pour causes économiques. Le Japon n'est certes plus animé de l'énergie prométhéenne des années 1960-1970, lorsqu'il forçait les portes de la prospérité. Est-il pour autant un pays " arthritique" ? La rue ne donne pas cette impression.

    PAS DE NOSTALGIE

    Qu'attendent-ils de la vie, ces filles et ces garçons de 20 et 30 ans à l'allure décontractée que l'on y croise ? Un bonheur simple. Ils ont des conceptions du travail et du temps libre différentes de leurs parents, mais ce sont aussi les enfants d'une société imprégnée de bouddhisme : le bonheur est à découvrir plus qu'à pourchasser, et il arrive de surcroît. Les jeunes ne paraissent guère envieux et les plus âgés guère aigris : les uns comme les autres se plient à la vie. Quand quelque chose disparaît, c'est qu'une autre est en train de naître "Pourquoi être nostalgique ?, disait un ami alors que nous découvrions qu'un bar familier avait fermé. Il a disparu. Notre jeunesse aussi. Il y en aura bientôt un autre où ceux qui ont 30 ans aujourd'hui viendront se forger des souvenirs. Et eux aussi, un jour, ils reviendront ici et découvriront que le temps est passé." Dans l'adversité, le dynamisme commence peut-être avec la confiance en la vie.

    PAR PHILIPPE PONS