• Le super-simulateur japonais qui décodera les mystères de la planète Terre

    Le super-simulateur japonais qui décodera les mystères de la planète Terre

    Le Japon inaugure en juillet le Earth Simulator, une formidable machine à calculer grâce à laquelle on espère comprendre les phénomènes climatiques, marins ou géologiques.
    A Kanazawa-ku, l'un des arrondissements du grand port de Yokohama, voisin de Tokyo, la Rolls de l'informatique mondiale loge dans un banal quartier résidentiel.

    Pas d'autre centre de recherche dans les environs, encore moins de parc scientifique ou de laboratoire industriel: l'ordinateur le plus puissant du monde affiche une discrétion toute japonaise, à l'opposé de ses performances si spectaculaires qu'elles laissent bouche bée le gotha scientifique mondial.

    Le «Earth Simulator» nippon (le simulateur terrestre) n'est pas seulement le dernier né des ultra-calculateurs capables de réaliser en une minute le travail de dizaines de milliers de PC haut de gamme.
    Il est le seul de son espèce.

    Ses 640 noeuds renfermant chacun huit processeurs vectoriels lui confèrent une puissance cinq fois supérieure à son premier poursuivant, l'ASCIWhite d'IBM, possédé par le laboratoire californien Lawrence Livermore et utilisé par les États-Unis pour les simulations d'essais nucléaires.

    Bref, une machine unique, construite par le géant de l'électronique NEC pour mouliner jusqu'à 40 Teraflops (floating point operations per second, soit 40 milliers de milliards d'opérations en virgule flottante à la seconde) pour une mission à 100% civile et inédite: recréer une terre virtuelle afin d'en comprendre les mécanismes: climatiques, marins ou géologiques.

    La machine?
    Une dizaine de rangées d'armoires métalliques bleues pour les processeurs, vert clair pour les interconnections, beiges pour les disques durs et les disques magnétiques sur lesquels seront stockées les informations reliées par 2800 kilomètres de câbles invisibles car logés dans un faux plancher accessible par des trappes verrouillées. Le tout installé dans un bâtiment de 50 mètres sur 60 soit l'équivalent de quatre courts de tennis où règne le ronflement de puissants climatiseurs, sous une lumière blanche distillée 24h sur 24 par de longs tubes de verre, enserrant des fibres lumineuses.

    Le risque de court-circuit et d'ondes électromagnétiques interdit l'usage de néons classiques.

    Le bâtiment, dont l'emplacement, auparavant, a été béni par des prêtres Shintô (la religion traditionnelle de l'archipel), peut résister à un tremblement de terre classé 6 sur l'échelle de Richter. La chasse à la poussière, traquée plusieurs fois par jour par des techniciens munis d'aspirateurs, impose d'y pénétrer en pantoufles. Une centrale autonome garantit une alimentation électrique ininterrompue.

    Un dispositif de sécurité avec reconnaissance des empreintes digitales en interdit l'accès. Coût du programme, approuvé en 1997 par le gouvernement de Tokyo qui l'a financé à 100%: environ 400 millions de dollars. «Le Earth Simulator est bien plus qu'un Superordinateur, justifie Tetsuya Sato, le directeur du centre «Frontier» en charge de son utilisation.

    C'est un cerveau. Au service du Japon et de l'humanité»... L'architecte de ce cerveau technologique qui fonctionne sous le système d'exploitation UNIX est un ingénieur d'une cinquantaine d'années, Shoiji Hirano. Aujourd'hui superviseur en chef du Earth Simulator, qu'il visite plusieurs fois par jour pour des relevés de données, Hirano-san (Monsieur Hirano en japonais) supervisait jusqu'au printemps dernier la construction de superordinateurs chez NEC.

    Il complète: «Ce que nous avons sous les yeux est le résultat d'un investissement technologique national.

    Il ne faut pas le voir comme une immense machine à calculer mais comme un super-décodeur de la Terre et, au-delà, de l'espèce humaine». Capable de brasser des millions de données, le Earth Simulator peut reproduire, par tranches de dix kilomètres, les variations de la température des océans ou les mouvements des plaques tectoniques que le Japon, archipel volcanique en proie à de fréquents séismes, redoute par-dessus tout. Il pourra, une fois les expérimentations bouclées et son entrée en fonction définitive, début juillet, recréer en trois dimensions notre planète et simuler les évolutions futures de la croûte terrestre ou des courants marins en s'appuyant sur les masses considérables de relevés fournis par les grands programmes d'études climatiques tels ARGO, dont le Japon, les Etats-Unis et la France (via l'IFREMER) sont les pionniers.

    Le programme ARGO vise à obtenir en direct un échantillonnage mondial de la température des mers grâce à l'implantation de sondes marines programmées pour plonger régulièrement jusqu'à 3000 mètres de profondeur et émettre toutes sortes de relevés quand elles refont surface. Un millier de sondes sont déjà opérationnelles et leur nombre devrait à terme tripler. Leurs milliards de données actuellement stockées à Monterrey (Californie) et à Brest seront recrachées par le Earth Simulator sous forme de courbes, de planisphères colorisés ou de vues en coupes: «Le mot clef pour comprendre l'intérêt de ce projet fou est «simulation», explique le professeur Kensuke Takeushi, l'un de ses responsables. Nous allons enfin pouvoir recréer les mouvements qui affectent la planète et son environnement

    Le Earth Simulator est un enfant du fameux Protocole de Kyoto sur le réchauffement du climat. Lorsque celui-ci est signé en 1997 dans l'ancienne capitale impériale nipponne, l'idée d'un «ultra-calculateur» plus puissant que tous ceux en service assaille le professeur Hajime Miyoshi, le père des superordinateurs japonais, décédé cette année.

    Fils spirituel de Miyoshi, ancien responsable de l'institut nippon des sciences de la fusion et aujourd'hui aux commandes du Earth Simulator, Tetsuya Sato se souvient: «L'idée, dès le départ, a été de créer un formidable instrument de compréhension de notre terre. La dimension politique du projet est aussi importante que ses prouesses scientifiques».

    Cinq ans après, le discours reste identique. Assuré de rester entre quatre ou cinq ans au top des super-ordinateurs mondiaux, le bijou de NEC n'a pas vocation, contrairement à ses concurrents directs américains, à être utilisé à des fins militaires car la constitution pacifiste japonaise l'interdit.

    Il sera en outre ouvert, promettent ses responsables, aux collaborations avec les instituts de recherche étrangers. L'ordre de priorité de ses missions sera défini par une sorte de comité d'éthique de vingt personnalités scientifiques (pour l'heure toutes japonaises), qui s'est réuni pour la première fois à la mi-mai. Il est aussi envisagé de le mettre, ponctuellement, au service de la recherche privée ou de grandes firmes industrielles comme Toyota, pour ses recherches en matière de véhicules propres.

    Difficile pourtant de ne pas déceler l'ambition industrielle derrière ce fantastique bond technologique: «Le Earth Simulator est l'archétype du grand projet japonais, mi-pionnier, mi-locomotive. Sa mission est scientifique. Son financement est public. Ses bénéficiaires sont les industriels», dit Victor Alessandrini, directeur du centre informatique du CNRS à Paris, qui s'avoue impressionné par les performances de la machine. «L'un des grands défis de ce type d'ordinateur est de disposer de programmes capables d'utiliser leur pleine puissance. Cela ne sert à rien d'avoir un super-calculateur si l'on ne se sert que de 10% de sa capacité.
    Or, dans le cas du Earth Simulator, les premiers tests sont très concluants.»

    L'accession immédiate du tout nouveau supercalculateur nippon au rang de numéro 1 mondial cache en effet une autre réalité: le rattrapage stupéfiant opéré ces dernières années par les industriels de l'archipel sur les Etats-Unis.

    Cinq des dix premiers super-ordinateurs mondiaux sont Made in Japan.»
    «Or lorsque nous avons lancé nos premiers appels d'offres et que les fabricants japonais les ont remportés, les Américains ne voulaient même pas croire que nous puissions produire de telles machines», se souvient Tetsuya Sato, le chef de l'Earth Simulator.

    Une sélection naturelle s'est ensuite opérée. NEC a triomphé de son concurrent Fujitsu en produisant tour à tour le SX4 et le SX5, deux machines parmi les huit premières mondiales, aujourd'hui utilisées par le JAMSTEC, l'institut japonais pour la recherche maritime associé au projet Earth Simulator.

    Mais l'avance prise a bénéficié au reste de l'industrie japonaise: «Le leadership du Japon prouve a contrario que le retard accumulé par l'Europe commence à être préoccupant», conclut Denis Perret-Gallix, le directeur du bureau de Tokyo du CNRS français. Tant en matière d'environnement que pour les calculs d'aérodynamique ou les recherches sur la fusion, ce type de calculateur revêt une importance stratégique. L'enjeu est décisif.» Tetsuya Sato, le directeur en charge de son utilisation: «C'est un cerveau au service du Japon et de l'humanité»

    Le Earth Simulator pour débutants

    Qu'est-ce qu'un supercalculateur?
    Il s'agit d'un ordinateur extrêmement puissant dont la capacité de calcul est mesurée en fonction du nombre d'opérations qu'il peut réaliser en une seconde. La course à la puissance informatique a démarré dans les années 70 avec les ordinateurs Cray américains, aujourd'hui dépassés. La valeur utilisée pour mesurer leur puissance est le téraflop (mille milliards d'opérations par seconde). Le Earth Simulator japonais conçu par NEC est, de très loin, le premier de cette catégorie des machines les plus «intelligentes» de la planète. Il devance deux machines ASCI américaines. Son avance est toutefois assurée de fondre rapidement en raison de la miniaturisation des composants et de l'arrivée de nouvelles générations de processeurs. Le supercalculateur nippon devrait néanmoins demeurer en tête du peloton quatre ou cinq ans. NEC travaille déjà sur un autre prototype capable de le remplacer.

    Tous les superordinateurs se ressemblent-ils?
    Non. Le Earth Simulator japonais appartient à la famille des machines vectorielles dont le processeur applique le même calcul à des milliers d'informations différentes. Ce type d'ordinateur est considéré comme le plus fiable et le plus puissant pour des opérations de calcul complexe. Son avantage est d'offrir un très bon rendement car il consacre peu d'énergie au transfert de données. Dans certains cas, on utilise jusqu'à 60% de la capacité du processeur, ce qui est énorme. Deux autres catégories de supercalculateurs existent: 1) Les grappes d'ordinateurs, qui consistent en un assemblage de machines connectées entre elles grâce à des réseaux à haut débit. Plusieurs instituts de recherche européens, dont l'Institut du développement et des ressources en informatique scientifique (IDRIS) du CNRS français, travaillent en ce moment sur un projet de ce type qui connecterait, à travers l'Europe, des machines françaises, allemandes, anglaises, etc.... Le décryptage du protéome (la liste et les spécificités des 50 000 protéines du monde vivant connues à ce jour) a été ainsi effectué par un assemblage de 75 000 ordinateurs connectés entre eux. 2) Les machines scalaires, dotées de plusieurs processeurs et d'un réseau d'interconnexions très dense pour réduire le temps de transfert des données.

    Quelles sont leurs missions?
    La recherche scientifique est avide de ces supermachines capables de mouliner des millions d'informations. La physique en est très friande. Ils servent notamment à analyser des résultats provenant des accélérateurs de particules. Les super ordinateurs sont aussi utilisés en biologie, par exemple pour le décryptage du génome ou l'analyse de structures moléculaires. L'autre grand domaine d'utilisation de cette formidable puissance informatique est la simulation, en particulier dans l'industrie. Ces ordinateurs permettent de concevoir par le calcul la résistance d'un véhicule au choc ou son aérodynamisme. La défense, dernier point, est aussi très intéressée: les superordinateurs américains sont utilisés pour la simulation d'essais nucléaires.