• Les revers de fortune de Yokohama



    La lumière de l'après-midi ricoche sur les tatamis. Discrète, l'archiviste a posé le thé vert près des deux grands volumes usés du Journal officiel de 1871, extirpés de la bibliothèque avec mille précautions. En plein coeur de Yokohama, où la finale du Mondial aura lieu le 30 juin, le musée Osaragi confirme la réputation de cette ville censée être l'une des plus internationales de l'archipel. Sur deux étages, le spectacle étonnant d'une multitude de documents, d'affiches, de livres ou d'objets sur la Commune de Paris, le boulangisme ou l'affaire Dreyfus, autrefois rassemblés par le journaliste-écrivain Jiro Osaragi (décédé en 1973), rappelle la fibre moderniste et cosmopolite de cet ancien marécage concédé en 1858 aux étrangers par le shogunat (1), contraint par la force d'ouvrir ses frontières.

    Cité dortoir. Mais le ton change sitôt que la conversation s'engage : «Yokohama se vide de sa substance, déplore Yukinori Yatsumashi, le conservateur du musée. Cette ville qui fut longtemps la vitrine du Japon sur le monde devient une banlieue comme une autre. L'explosion urbaine et industrielle de Tokyo l'a transformée en cité dortoir.» Une théorie, ajoute-t-il, «confortée par le résultat des dernières élections municipales».

    Le maire sortant, favori de la vieille ville, n'a-t-il pas été battu par le vote des districts adossés à la capitale, acquis à son adversaire ?
    Yokohama est assuré de récolter les lauriers de la Coupe du monde. Tokyo, dont les Jeux olympiques de 1964 avaient marqué la renaissance, lui a laissé les honneurs du ballon rond avec, à la clef, la construction d'un stade de 70 000 places.
    <Mais même vêtue pour un mois du maillot bleu nippon, cette métropole de trois millions et demi d'habitants a toujours le blues de la ville remplaçante.

    En haut, sur la colline de Yamate où furent parqués, au XIXe siècle, les premiers étrangers autorisés à pénétrer dans l'archipel, les écoles internationales aux tarifs indécents * dont la municipalité tire tant de fierté * accueillent de plus en plus d'enfants d'expatriés employés à Tokyo.
    Et même le très symbolique musée Osaragi est, à y regarder de près, une caricature d'ouverture sur l'extérieur.

    Dans un petit parc voisin du cimetière international, où gisent une vingtaine de Français du Japon appelés sous les drapeaux et tués lors de la Première Guerre mondiale, son bâtiment coquet, entouré de parterres de roses et d'allées de gravier tirées au cordeau, n'a rien de la tête de pont culturelle qu'il pourrait prétendre être.

    Toutes les légendes des articles, y compris celle du J'accuse d'...mile Zola dont un original est accroché au mur, sont en japonais, sans traduction aucune. Quant au jardin, ses habitués les plus fervents sont une cinquantaine d'aquarellistes retraités qui posent dès le matin leurs chevalets et tentent de gommer de leurs toiles bucoliques la mégalopole visible en contrebas.
    «Yokohama est une ville dont l'étoile a pâli, soupire un résident français, en désignant quelques villas coloniales transformées en salons de thé désuets. Ceux qui y vivent louent son confort. Mais elle n'a plus l'étoffe digne de son rang.» Front de mer artificiel.

    De ce rang, personne pourtant n'oserait discuter. Couloir naturel maritime d'Edo (l'ancien nom de Tokyo), première halte de l'embryon de chemin de fer japonais et premier port à recevoir les navires marchands de gros tonnage à l'ère Meiji (qui vit le Japon se moderniser à la hussarde), Yokohama a la noblesse de son histoire gravée dans ses rues et ses docks.
    «Pour le meilleur et pour le pire, Yokohama est indissociable du Japon moderne», confirme Nishida, le directeur du Stade international construit dans une partie nouvelle de la ville, à une dizaine de minutes à pied de la gare du Shinkansen, le TGV nippon.

    Et de citer son vénérable club sportif pour expatriés, le Yokohama Country and Athletic Club, figure de proue du foot dans l'archipel via les équipages débarqués d'Angleterre. Ou de désigner ses quais immenses, visibles de l'entrelacs d'autoroutes suspendues qui la relie au front de mer artificiel de Daiba à Tokyo, et symboles du rôle décisif que ce grand port joua dans l'accession de l'archipel au deuxième rang économique mondial.

    Rasée en 1923 par le grand tremblement de terre du Kanto, puis de nouveau réduite en cendres en 1945 par les bombardements aériens américains, la ville s'est à chaque fois relevée, reconstruite, rénovée. D'où vient alors ce sentiment d'un destin en trompe-l'oeil, d'une ville pionnière condamnée à godiller entre sa grandeur promise et ses demi-succès ?

    «Le drame de Yokohama est qu'elle s'est toujours conduite comme une rivale, poursuit Nishida, amateur d'histoire locale.
    Rivale de Tokyo lors de l'ouverture du Japon.
    Rivale du port de Kobe qui récupéra la plupart du trafic après le séisme de 1923.
    Rivale d'Osaka qu'elle a détrônée comme deuxième ville de l'archipel.»<br>
    Sans rien pour étayer sa personnalité propre. Voile de béton. «Tokyo a le passé d'Edo, complète Yukinori Yatsumashi, le conservateur du musée. Kyoto a ses palais impériaux. Osaka a sa fibre commerçante.» Et Yokohama ? Lors des années de la bulle économique, la ville a tout misé sur son front de mer, construisant le complexe de Minato Mirai et le centre de congrès Pacifico, cette voile de béton tendue face à la mer qui abritera le QG des médias pour le Mondial.

    Pari gagné d'une nouvelle façade urbaine ? A voir. Le long des quais, un parc d'attraction et des centres commerciaux à gogo tuent l'ambition architecturale. «Yokohama, c'est un passé digne de Marseille avec parfois le costume étriqué de Deauville», ironise, sévère, l'historien Masumi Ishinabe.
    Beaucoup, pourtant, continuent d'y croire. Avec sa ville chinoise attrape-touristes et son quartier coréen qui lui confère un métissage unique à l'est de l'archipel, Yokohama la moderne veut croire que la Coupe du monde prouvera à la planète qu'elle demeure au XXIe siècle cette fenêtre ouverte sur le Japon comme il y a un peu moins de deux cents ans : «Nous n'avons peut-être pas toujours su mettre en valeur nos atouts. Profitons de l'occasion», lance Ryoichi Takarada, le dynamique président de l'association des commerçants de Motomachi, le quartier du shopping. <br>Motomachi, que ses commerçants rêvent de transformer en une nouvelle Omotesando ou Midosuji (les deux avenues du luxe de Tokyo et d'Osaka), sera donc durant la compétition parée aux couleurs tricolores pour un «mois de la France» unique dans l'archipel.
    Avec, dans le rôle du porte-fanion, un restaurant français d'un chef japonais ni plus ni moins baptisé L'...lysée.

    Sauf que le vent porteur du ballon rond soulève aussi des nuages : dans une enquête fouillée, publiée en novembre, la très respectée Far Eastern Economic Review a ainsi révélé que la capitale nipponne du Mondial abrite aussi l'un des taux de criminalité les plus élevés, une influence croissante des yakusas (la mafia) et l'une des polices les plus corrompues du pays.

    (1) Nom du gouvernement militaire qui fut de 1192 à 1867 le régime officiel du Japon.