• Shigeru Miyamoto, 49 ans, créateur de Mario et Zelda, éminence grise de Nintendo



    SHIGERU MIYAMOTO EN 8 DATES

    1952: Naissance à Sonobe, Japon.
    1977:Entre chez Nintendo en qualité de designer industriel.
    1981: Sortie de «Donkey Kong» au Japon, premier jeu (d'arcade) signé Miyamoto.
    1985: Sortie de la console NES et du jeu «Super Mario Bros.» (40 millions d'exemplaires).
    1986: Développe le jeu «la Légende de Zelda», premier volet d'une longue saga toujours en cours.
    1996: Sortie de «Super Mario 64» sur console N64 ; en mai, «Time Magazine» le surnomme «le Spielberg du jeu vidéo».
    1998: Lauréat du prix Hall of Fame, décerné par l'Academy of Interactive Arts and Sciences.
    2002: Sortie européenne du GameCube, nouvelle console de Nintendo.

    Pour la grande masse de la planète, le nom de Shigeru Miyamoto n'évoque rien. Pourtant, c'est l'un des hommes les plus influents du monde, l'un de ceux qui donnent à notre modernité certaines de ses formes les plus séduisantes, certaines de ses couleurs les plus joyeuses et de ses figures les plus populaires. Miyamoto influence depuis plus de vingt ans les jeunes générations à la seule force de son imaginaire. C'est un Walt Disney discret des temps modernes : il est, entre autres, le père du plombier Mario et de la princesse Zelda, héros virtuels prétextes à d'innombrables jeux vidéo. Les jeux qu'il a conçus pour Nintendo ont connu un tel succès que Miyamoto est rapidement devenu une clef de voûte dans sa propre compagnie, dont il dirige désormais le laboratoire de recherche et développement, tout en continuant de superviser l'élaboration de certains jeux. Son ultime fait d'armes est industriel : il a été le pilote principal du projet GameCube, la nouvelle console Nintendo, qui a débarqué en Europe après avoir déferlé sur le dernier Noël des enfants japonais et américains.

    Avec quelques-uns de ses compatriotes, Miyamoto jouit sur l'archipel d'une popularité hystérique et de l'idolâtrie réservée d'ordinaire aux rock stars. A bientôt 50 ans, celui que ses pairs considèrent comme le meilleur game designer du monde est aussi un prophète en son pays du Soleil-Levant, où ses rares oracles sont religieusement soupesés : l'industrie du jeu vidéo, dont le Japon est le berceau, est là-bas considérée comme une activité stratégique.

    C'est en même temps l'objet d'une fierté identitaire : le jeu vidéo est l'un des plus beaux legs du Japon à la culture world qui s'élabore, la marque ineffaçable de son empreinte sur cette civilisation virtuelle à présent commune à tous. Mais pourquoi donc est-ce au Japon que s'est élaborée la grammaire de l'activité vidéoludique ? «Historiquement, avance Miyamoto, c'est à cause du manga, qui a été un réservoir considérable de talents et dont les scénarios, les personnages ou les graphismes ont servi de matrices aux premiers jeux. Par ailleurs, il y a un goût très particulier du consommateur japonais pour la nouveauté et tout ce qui symbolise la modernité. Sans parler de la nette tendance du public nippon à consommer ce qui lui est prescrit par la promo, comme l'a prouvé le boom récent sur le vin français.»

    Ce que sous-entend Miyamoto, c'est que grâce à cette discipline consumériste, les grandes compagnies comme Nintendo et Sega ainsi que de nombreux studios indépendants ont pu réunir beaucoup d'argent au cours des dernières décennies, lequel, judicieusement réinvesti, a donné un avantage décisif à l'industrie japonaise.

    Né à Sonobe, une région de hautes montagnes située à environ 50 kilomètres au nord-ouest de Kyoto, Shigeru Miyamoto s'étonne encore aujourd'hui de son imprévisible et pourtant irrésistible parcours vers «un art et un métier» qui, dans son enfance, n'existaient même pas. C'est là, dans les grottes de sa campagne natale, qu'il voit la source poétique de son style, la grotte étant devenue, largement à cause de lui, une figure fondamentale du jeu vidéo, au même titre que le labyrinthe ou le donjon. Son enfance était aussi celle de la télévision japonaise, qui programmait dès ses débuts de nombreux dessins animés d'inspiration manga dont il fit son miel mais aussi des spectacles de marionnettes que le jeune Shigeru réinventait le soir pour les beaux yeux de sa petite soeur et, une fois par semaine, «une émission spéciale Disney qui me mettait dans des états de fièvre intense». Les BD lui étant interdites par ses parents, Miyamoto a commencé à fabriquer lui-même ses propres mangas, sous la forme de mini-comic books, qui lui valaient un certain respect auprès des autres collégiens. «Au Japon, un dicton dit que la mémoire des choses vues à 3Êans dure cent ans. J'ai depuis longtemps ce sentiment étrange que mon travail d'adulte compile et approfondit mes activités d'enfant : le dessin, la marionnette, l'animation.» Un enfant plutôt morbide, dont le rêve était de se retrouver cloué sur un lit d'hôpital «pour pouvoir faire ce que je voulais... mais avec une maladie qui ne me ferait pas trop souffrir quand même». Ses parents avaient des vues plus sérieuses : l'université de Kanazawa d'où il ressort diplômé en design industriel. «J'admirais mon grand-père menuisier mais je rêvais d'art ; je ne voulais pas imiter, je souhaitais inventer.»

    L'année où il entre chez Nintendo est aussi celle où les premiers vidéojoueurs se débattent avec Pong, rudimentaire simulation de tennis et précieux repère archéologique de la culture vidéoludique, qui impressionne durablement Miyamoto, de même que le triomphe, à la même époque, du Rubik's Cube, auquel il attribue un rôle essentiel dans l'évolution du rapport que les sociétés modernes entretiennent avec le jeu. Il fait alors ses preuves comme scénariste et concepteur avec le fameux titre d'arcade Donkey Kong puis est rapidement orienté par Nintendo vers le projet NES, console pour laquelle il inventera en 1985 le mythologique Mario. «Il est né pendant un court séjour que je faisais à la campagne avec ma femme. Il a d'abord pris l'identité d'un menuisier puis, en dessinant les premiers réseaux que le personnage devait parcourir, l'idée des tuyaux est venue, et derrière elle celle que Mario devait être un plombier !»

    Les titres de la série Mario se sont à ce jour vendus à plus de 150 millions d'exemplaires. Miyamoto a pour sa part déjà signé le développement de plus de soixante-dix jeux et ne compte pas s'arrêter : ses nouveaux bébés, les Pikmin, conçus pour son nouveau joujou, le Game Cube, devraient se multiplier en de nombreux épisodes dans les saisons qui viennent et être soutenus par un marketing du type Pokémon, supertube de la maison Nintendo.

    Heureux d'«avoir échappé au moule conventionnel dans lequel je me voyais pourtant entrer» et conscient d'avoir vécu relativement jeune des «expériences enrichissantes dans la vraie vie, contrairement à beaucoup de mes compatriotes disciplinés», Miyamoto attribue sa réussite à son goût précoce des mélanges, des images et de tout ce qui provenait de l'étranger.

    Malgré un secteur ultraconcurrentiel (ses rivaux sont Sony et Microsoft), Shigeru Miyamoto s'efforce de maintenir un horizon d'utopie pour son métier : «Les consoles sont les matrices d'une nouvelle inter activité créative, affirme ce Gepetto du XXIe siècle. Elles permettent au joueur des expériences solitaires ou collectives et lui donnent toujours plus de moyens pour s'exprimer comme individu. Je crois même que les consoles et les jeux vont de plus en plus souvent permettre aux gens de se rencontrer.».