• Le Japon allergique à ses SDF



    L'intolérance croissante de la population et l'imminence du Mondial de foot poussent les autorités à «nettoyer» les villes.

    "Regardez ce qu'ils font. Ils nous expulsent comme des malpropres. Il y a deux ans, on nous a déjà jetés hors de la gare de Shinjuku. Aujourd'hui, même le parc nous est interdit...» Hiroshi, 63 ans et le regard embué par l'alcool, ne décolère pas devant la dernière initiative de l'arrondissement de Shinjuku, au coeur de Tokyo. Prenant prétexte de plusieurs explosions criminelles survenues dans le parc Chuo, face aux tours jumelles de la mairie, les services municipaux ont reçu l'ordre de démonter une bonne moitié des bicoques de fortune, en carton et en plastique, habitées par une centaine de sans-domicile fixe.

    Un drôle d'engrenage. Lorsque durant l'hiver, deux bombes artisanales ont explosé dans des poubelles de ce parc, faisant un blessé grave parmi les clochards, la police a hâtivement conclu à un «acte criminel sans motifs». Mais peu de temps après, les employés de la ville sont passés à l'acte. «Ils veulent nettoyer l'endroit, c'est clair», pronostique une jeune infirmière volontaire qui, chaque dimanche, tient permanence lors de la soupe populaire, servie dans un recoin du parc... face à l'hôtel Hilton.

    Mauvaise publicité. L'accusée du moment ? La Coupe du monde de football qui démarre fin juin. Les autorités de l'archipel, qui désespèrent de sortir de la récession, misent sur 450 000 visiteurs étrangers et sont soupçonnées par les associations caritatives d'en profiter pour faire un peu de ménage social. La branche japonaise de Médecins sans frontières, qui s'implique depuis quelques semaines dans l'assistance aux SDF, a ainsi été violemment critiquée par plusieurs élus de Tokyo, inquiets de la mauvaise publicité donnée à leur mégalopole, d'ordinaire réputée pour son extrême sécurité et sa grande propreté.

    Mais le Mondial n'est pas tout. Après des années de grande tolérance, l'administration japonaise est désormais priée par les populations riveraines d'agir dans les parcs squattés par les vagabonds. «Beaucoup de propriétaires ruinés par la chute vertigineuse du marché de l'immobilier redoutent de voir s'installer des clochards près de chez eux», explique un responsable de Nagatani, une agence réputée de Shinjuku. L'augmentation de la petite délinquance et des agressions hier inconnues sème aussi un début de panique. Plusieurs associations de femmes de Shinjuku se sont plaintes des parcs rendus dangereux la nuit par la présence des SDF assis sur les bancs ou recroquevillés sous les réverbères. La police a d'ailleurs entrepris de patrouiller.

    «Menaces». Résultat : les volontaires engagés auprès de ces populations s'inquiètent. «Nous sommes tous sur les dents», confie Yoshi Satoh, un retraité d'Osaka, volontaire du quartier de Kamagasaki où vit une importante population d'ouvriers journaliers aujourd'hui au chômage. «Nos associations d'entraide reçoivent des menaces. Le moindre projet de centre d'hébergement provoque la mobilisation hostile des riverains.» Car qui dit démantèlement des préfabriqués habités par les SDF... dit nécessité de trouver des solutions. D'autant plus qu'au Japon, une grande majorité de clochards sont âgés, souvent provinciaux, scotchés dans les grandes villes par la honte de retourner chez eux. Beaucoup ont échoué là après avoir perdu leur emploi dans le secteur sinistré de la construction ou des petites entreprises familiales. Aucun ou presque ne mendie. Ils vaquent souvent à de petits boulots, comme la récupération de vieux journaux ou de plastiques, ou la livraison à la sauvette.

    Le seuil de tolérance qui prévalait hier dans les grandes villes nipponnes serait-il donc dépassé ? Voire. Car les chiffres incitent à la modération : avec 5,6 % de chômeurs (un taux record pour l'archipel), le Japon demeure bien moins sujet à la fracture sociale que les autres pays riches. Dans une énorme ville de plus de 10 millions d'habitants comme Osaka, on avance le chiffre de 5 000 SDF. Ils seraient 24 000 dans tout le pays. Et pourtant : les intéressés commencent à prendre peur.

    Katsuhisa Shuto est un laissé-pour-compte du miracle économique nippon. Ancien coiffeur, il a perdu son job, a galéré, puis a atterri dans un petit parc du quartier d'Ikebukuro d'où des riverains tentent aujourd'hui de le déloger : «Ça commence par les phrases lâchées comme ça, du style : "Vous êtes encore ici ?" Puis, ça peut aller jusqu'aux pressions contre un employeur qui recourt à nos services.» Une société de literie du quartier d'Okubo, proche de Shinjuku, s'est ainsi vu reprocher par des clients d'employer des livreurs «âgés, sans ressource et pas de bonne tenue».

    Nouvelle donne. Un volontaire, désireux de rester anonyme, raconte comment il est difficile, pour les SDF qui en font la demande, d'obtenir auprès des mairies les subsides minimaux d'environ 400 euros mensuels. Une nouvelle donne résumée par Yoshi Satoh : «Les plus démunis deviennent de plus en plus vulnérables et ceux qui perdent famille, domicile et travail aujourd'hui sont bien plus fragiles qu'hier, dit-il. La société japonaise perd ses défenses immunitaires.» Ce que confirme le ministère de la Santé : depuis 1999, le nombre des vagabonds nippons a augmenté de 20 %. Or, vu la crise économique ambiante, il risque d'augmenter encore.

    Richard WERLY
    Liberation</i> du 8 Mai 2002