• Le Japon change à son rythme



    A la crise économique, le Japon vient d'ajouter une crise politique. La chute brutale de popularité du premier ministre, Junichiro Koizumi, à la suite du limogeage de sa ministre des affaires étrangères, Makiko Tanaka, entame sa crédibilité politique. Elle aggrave d'autant les craintes d'une accélération de la détérioration de la situation économique. Un coup de grâce à une économie malade ?

    De même qu'en Afghanistan il y avait deux visions de la guerre, celle menée du ciel et l'autre vécue dans la poussière, il y a deux approches de l'économie japonaise. Celle des oracles des cieux de la finance, les yeux rivés aux chiffres, et celle d'économistes plus posés qui intègrent la durée dans leur analyse. Pour les premiers, l'endettement des banques et un déficit public abyssal font de l'archipel la bombe à retardement d'une crise globale. Un angle de vue plus large fait, en revanche, apparaître une économie, malade certes, mais qui - malgré la fragilité du système financier - se restructure et reconstruit des bases de croissance.

    Le premier discours n'est pas nouveau : à la suite de l'éclatement de la "bulle spéculative", au début des années 1990, ont été annoncés à satiété le déclin puis le naufrage d'une économie élevée auparavant au rang de "modèle". Et, depuis, les scénarios catastrophes tournent comme de vieux disques rayés. Ils se renouvellent, certes, dans l'anecdotique : les " dix années perdues" - c'est-à-dire la décennie 1990 au cours de laquelle l'économie japonaise a commencé à vaciller - se muent aujourd'hui en une nouvelle prophétie : une autre décennie pour remonter la pente. Le Japon serait en train de devenir une super-Argentine ?

    La situation est sombre. Les réformes promises par le premier ministre achoppent et ne feront qu'alourdir le coût social de la récession ; le déficit public a atteint une cote d'alerte ; les consommateurs sont frileux, les investisseurs aussi. Les indices s'effondrent. Bref, la machine est à bout de souffle et un krach financier est imminent, concluent, péremptoires, les analystes, qui entendent bien confirmer l'opinion qu'ils avaient au départ : l'avenir serait ailleurs.

    On ne prend guère de risque à prédire une crise lorsqu'une situation est non seulement délicate mais complexe, fluctuante et donc difficile à saisir : si elle n'est pas encore arrivée, c'est qu'elle se prépare. L'état précaire de nombreuses entreprises - la faillite du constructeur Aoki en décembre 2001 et la mise sous perfusion de la chaîne de distribution Daiei - pèse sur les bilans des banques déjà alourdis de mauvaises créances.

    Et les efforts du gouvernement pour conjurer les craintes d'une "crise financière en mars" (fin de l'exercice fiscal) sont plutôt ressentis comme le signe qu'il y prépare l'opinion.

    Selon un scénario, la faillite d'une banque serait pour le gouvernement la justification attendue pour imposer des mesures impopulaires : injecter une nouvelle fois des fonds publics dans le système bancaire. Crise imminente ? Les analystes divergent : certains estiment que, pour mettre en place une "implosion ordonnée", le gouvernement a trop peu de temps entre la visite mi-février de George W. Bush et la fin de l'exercice fiscal. L'opération aurait plutôt lieu après qu'aura été avalée la pilule de la levée de la garantie des comptes bancaires au-delà de 10 millions de yens début avril. Pour d'autres, une injection de fonds publics n'est pas indispensable : entre 1992 et 2000, les banques ont épongé 720 milliards de dollars en mauvaises créances. Il en resterait 430 milliards (dont 250 milliards sont encore à provisionner) dont l'apurement prendra sans doute plus de temps étant donné les efforts consentis (50 milliards épongés en 2001).

    LA CONFIANCE DES EPARGNANTS


    Mais "il existe des filets de sécurité, les grandes banques ont fusionné afin de mutualiser leurs risques et surtout, pour l'instant, la demande de crédit est négative", fait valoir Jean-Pascal Rolandez de BNP Securities. Ann Krueger, premier directeur adjoint du Fonds monétaire international, de passage à Tokyo fin janvier, a écarté l'hypothèse d'une crise financière systémique. Kenneth Courtis, vice-président de Goldman Sachs Japan, estime que, aussi longtemps que le Japon enregistrera un excédent de sa balance courante et que les épargnants feront confiance au système financier, "la crise peut être gérée".

    Si, en revanche, l'excédent se transforme en déficit, le Japon devra faire appel aux investisseurs étrangers pour financer son "Himalaya" de dettes. Mais un tel scénario supposerait un brutal réalignement du yen - qui pour l'instant glisse lentement par rapport au dollar - et des taux d'intérêt. Quant à la confiance des épargnants (qui détiennent le plus gros bas de laine du monde : 14 000 milliards de yens), elle n'a été que marginalement entamée.

    Autant d'éléments (excédent courant, énormes avoirs à l'étranger, épargne colossale) qui rendent simpliste le rapprochement entre l'Argentine et le Japon. " Si le yen reste aux alentours de 130-140, si la reprise se confirme aux Etats-Unis et si des entreprises japonaises de qualité annoncent des réorganisations, on assistera à quelque chose d'étonnant : un retour inopiné de l'intérêt des gestionnaires de fonds pour l'archipel", avance Kenneth Courtis.

    "Dix années perdues", dix autres pour se redresser ? La lenteur du Japon à réagir est stigmatisée à l'étranger comme la preuve de son immobilisme politique. " Lenteur par rapport à quoi ?", interroge l'un des meilleurs théoriciens japonais de l'économie, Masahiko Aoki, président du thinktank du ministère de l'économie, du commerce et de l'industrie (METI) et membre du Stanford Institute of Economics, dont l'un des derniers ouvrages, Towards a Comparative Institutional Analysis, va paraître en français (des prémices figurent dans sa contribution à Mondialisation et régulations, Europe et Japon face à la singularité américaine, La Découverte, 2001). " Ce n'est pas parce que les changements sont complexes et que les difficultés à les percevoir suscitent des frustrations qu'ils ne sont pas en cours", poursuit-il.

    Le redressement de l'économie américaine a mis dix ans à intégrer les réformes de Ronald Reagan ; la Chine a pris quinze ans à opérer la transition vers l'économie de marché, rappelle M. Aoki. Opérer des réformes, changer les institutions et les lois, poursuit-il, tout cela ne modifie pas d'un coup de baguette magique les mentalités, les pratiques sociales et les attentes des citoyens.

    DEUX GRANDS ENJEUX

    L'économie japonaise est moins flexible que les économies anglo-saxonnes mais le passage d'un équilibre socio-économique à un autre, fondé sur de nouvelles expériences de gestion et une dérégulation facilitant la mobilité des ressources humaines, n'en est pas moins réel. Un quart des salariés sont désormais des employés temporaires et la délocalisation de la production est plus rapide que jamais. Il y aura des effets pénalisants mais une nouvelle compétitivité se met en place. " Ce ne sont pas dix années perdues -que vient de vivre le Japon- mais tout le contraire : dix années de mutations profondes", affirme M. Aoki.

    Le Japon change mais en fonction d'équilibres socio-économiques qui sont les siens. Un changement empirique, progressif, scandé de contractions douloureuses - dont une nouvelle se profile peut-être. Avec en toile de fond deux grands enjeux : l'innovation technologique et, à plus long terme, l'élargissement du marché par la création d'une communauté asiatique.

    Philippe Pons

    Article paru dans le journal le Monde du 05.02.2002