• La personne au Japon : un phenomene situationnel et relationnel

    Voilà un petit article d'après une conférence à l'Université Paris V en 1996, donnée par Mr Takashima, et que j'ai reprise dans un livre de Geneviève Vinsonneau.

    "Dans l'acception occidentale de la personne, "je" désigne un individu unique et indivisible, une personnalité cohérente, à la fois dans l'espace et le temps. Dans cet univers symbolique, le "je" est le noyau central de la personne, apte à fournir au sujet un sentiment de toute-puissance. Le "moi-personnellement-je" semble transcender l'environnement, ne dépendre que de lui-même. Nous pourrions considérer qu'une telle notion de la personne est "dispositionnelle"... .

    Dans l'acception japonaise de la personne, "je" est un mot qui n'existe pas : une multitude de de mots et d'expressions désigne les personnes. Le seul équivalent linguistique du "je" peut-être traduit par Watakushi. Des conversations peuvent toutefois être menées toute une vie durant sans que ce mot n'apparaisse.
    D'autres mots ou expressions désignent le sujet : Boku, Ore, Uchi, Ware, Temae, Jibun, Watashi, Wate etc. On a dénombré jusqu'à plusieurs centaines de mots pour exprimer ce "je". Une telle profusion résulte de la conception de la personne : celle-ci possède la particularité de fluctuer selon le contexte social et culturel dans lequel elle se trouve. En se désignant, la personne socialement située n'utilise pas le même outil linguistique. Elle tient compte de sa propre situation sociale (âge, sexe, classe sociale, situation hierarchique, etc.) et des variations sociales qui bouleversent son environnement. Ainsi, la langue japonaise, comme d'autres langues extrême-orientales, ne permet-elle pas à l'individu de se soustraire de son environnement social. Par opposition à la notion "dispositionnelle" des Occidentaux, nous pourrions qualifier la notion de personne au Japon de "situationnelle".

    Dans les cultures où la personne est dispositionnelle, l'organisation du monde dépendant du centre qu'occupe le "je", il est possible et compréhensible de dire : "je suis le centre du monde."; on peut même renchérir en disant : "Tout commence par moi."

    Dans les cultures où la personne est situationnelle, une organisation egocentrée du monde est impensable. L'individu comprend plusieurs personnes jouant chacune un rôle spécifique. La diversité des relations sociales implique la variabilité de la personne. La prise des rôles se réalise alors dans un monde qui n'est jamais constant, ni dans l'espace ni dans le temps.

    Le même raisonnement est applicable à la morale. par exemple, après la défaite du Japon en 1945, les américains avaient prévu de longues et difficiles années d'occupation. Ils se sont vite aperçus que les japonais, farouches et fanatiques guerriers pendant le conflit, ne leur opposaient plus aucune résistance alors que d'ennemis ils étaient devenus occupants : ils se montraient au contraire extrêment attentionnés et ils collaboraient au plan de reconstruction. Cette situation fut traduite par les américains en termes d'hypocrisie généralisée.

    En Occident, la morale est perçue comme constante et stable dans le temps, elle est admise comme exclusive ; l'individu qui s'y réfère sait à quoi s'en tenir. Au Japon il est admis que l'on peut avoir diverses morales, changeantes selon les situations traversées. Il s'agit donc bien d'un phénomène situationnel : l'individu "choisit" sa morale selon la situation, ce qui explique le renversement de conduite des Japonais après la guerre. Une telle prescription de fluctuation rend compte de l'extrême capacité des Japonais à s'adapter à toutes les révolutions industrielles et technologiques.

    Cette capacité adaptative a toutefois ses inconvénients. Fortement soumise aux influences, la société n'accorde que peu de valeur aux vestiges historiques. Les vestiges sacrés tels que les sarcophages des empereurs japonais sont inaccessibles et c'est une valeur institutionnelle qui s'y rattache. Lors de la construction d'un tronçon d'autoroute dans le centre-ville de Kyoto, les archéologues découvrir par exemple comment des machines avaient impunément broyé cinq siècles en quelques jours. De tels accidents s'expliquent par le fait que les préoccupations économiques et politiques l'emportent sur tout le reste. On ne s'attache pas à maintenir une formation identitaire qui serait originale, unique alors que ce qui importe est la conformité : tous les individus doivent être semblables entre eux. Le "je" étant fonction des situations, les normes sociales sont omniprésentes et incontournables, elles exercent une pression si forte sur l'individu que la moindre différence est intolérable.

    Une grande partie des Japonais et surtout les nippologues ("penseurs", philosophes-essayistes qui se fondent sur certains fait sociaux et historiques pour estimer que le Japon est un cas unique dans l'histoire du monde) voient dans le Japon un aboutissement de la démocratie : à tel point que l'on n'y reconnaît plus qu'une middle-class (Chûryû, classe moyenne). Le très faible taux d'immigration au Japon et deux cent cinquante ans d'autarcie ont certes pu rendre les Japonais semblables les uns avec les autres. Quoiqu'il en soit, l'intériorisation de l'uniformisation instituée culturellement implique qu'ils se sentent unis et uniques au monde, liés entre eux surtout par ce qu'ils éprouvent comme un fait de la "race" nipponne : ils se sentent comme ethniquement tous identiques (Tanitsuminzoku)."