• Les touristes japonais déboussolés



    Mal ou peu informés sur l'euro, certains se font escroqués à leur arrivée en Europe.

    Dans le jargon des tours opérateurs nippons, l'excuse bredouillée trahit un début de panique: «L'euro? Nous ne sommes pas encore capables de vous renseigner. Mais ne vous inquiétez pas, nos guides s'occuperont de tout sur place à partir du 1er janvier...» L'employée qui peine à répondre travaille dans une agence de Japan Travel Bureau (JTB) à Tokyo. Ses clients sont des hommes d'affaires envoyés par leur compagnie à l'étranger, ou des salariés qui profitent de leur pause pour arranger leurs vacances annuelles, en général une semaine tout compris à travers l'Europe, les Etats-Unis ou sur les plages de Hawaii. 17 millions de Japonais partent chaque année à l'étranger, et le Vieux Continent est une des destinations les plus prisées. Or voilà que l'euro vient chambouler les rouages bien huilés du principal voyagiste nippon: «Les Japonais ont toujours tendance à s'inquiéter, explique Yuki Aruga, ex-employée de JTB partie travailler pour un concurrent. Le problème est surtout leur naïveté. Sur place, certains sont prêts à gober n'importe quelle explication d'un guide bidon. L'euro risque d'être une superbe opportunité pour les escrocs.»

    Crédulité. Un risque? Plutôt une réalité. Depuis quelques semaines, des margoulins nippons ou des gaijins (Occidentaux) capables de s'exprimer en japonais ont été repérés dans plusieurs aéroports européens en train d'accoster des touristes de l'archipel pour tenter de les délester, sous prétexte de la mise en service de l'euro, des devises échangées avant leur départ. Le bureau de Tokyo de la Commission européenne a été alerté. Un de ses responsables confirme: «Deux ou trois histoires similaires sont parvenues à nos oreilles. Un groupe de touristes débarque à Paris ou à Zurich pour être aussitôt accosté par de charmants guides "privés", désolés de leur apprendre que les francs ou les livres en leur possession ne sont plus valables à cause de l'euro. Les guides en question montrent de fausses cartes d'identité et se proposent d'aller échanger les devises prétendument obsolètes. Ils ramassent les billets et se contentent de donner un reçu bidon en échange, avant de disparaître...»

    La ficelle a beau être grosse, la supercherie fonctionne: «Nous avons distribué le plus grand nombre possible de brochures explicatives sur le calendrier de l'euro, les pays concernés, etc. Tous les documents officiels publics ont été traduits en japonais. Mais il est difficile de lutter contre la crédulité», a expliqué récemment à Tokyo Christian Noyer, le vice-président de la Banque centrale européenne venu effectuer une tournée éclair au Japon, en Chine et en Corée du Sud. La BCE et la Commission européenne ont aussi sponsorisé une exposition consacrée à l'euro dans le hall central de la Banque du Japon, où les vrais billets et les vraies pièces sont présentés sous des vitrines coffres-forts. N'empêche: l'éloignement géographique du pays et la tendance qu'ont les Japonais en déplacement à s'en remettre pour tout à leur agence de voyages posent problème. «Certains tours operators nous ont appelés pour demander comment leurs touristes en partance pour l'Angleterre pourront se procurer des euros, poursuit le fonctionnaire européen basé à Tokyo. Nous avons dû leur expliquer que la Grande-Bretagne n'a pas encore adopté la monnaie unique.»

    Grand public. Les milieux d'affaires nippons, cela va de soi, sont mieux informés. «De ce côté-ci, tout est en place. Les responsables financiers des grosses entreprises japonaises raisonnent en euros depuis déjà longtemps», juge Etienne Reuter, porte-parole de la Commission au Japon. Le défi, donc, est l'information du grand public. Toute une batterie de mesures est en place: des posters aux campagnes de publicité à la télévision. L'accoutumance du Japon à l'euro, encore limitée, devrait s'accroître au fil des semaines et rendre plus difficile la tâche des escrocs. A condition de bien communiquer, ce qui n'a pas toujours été le cas: mal traduites, 300 000 brochures sur l'euro en japonais ont été détruites en octobre, pour être réimprimées d'urgence après correction. La facture nipponne de l'euro s'annonce déjà salée.

    Liberation - 4 Decembre 2001