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Afficher la version complète : Oeuvre littéraire Japonaise - Un Tatar au Japon - Abdürrechid Ibrahim



Mouli
12/11/2006, 08h25
Bonjour tout le monde !

Pour ma première apparition, je voudrais vous faire part d'un témoignage historique, celui d'Abdürrechid Ibrahim sur le Japon de Meiji. Je l'ai beaucoup apprécié.

"Un Tatar au Japon" est un résumé de 251 pages (270 avec les notes et remerciements...) du "Monde de l'islam et de l'islamité au Japon", d'environ 1300 pages, mais que je ne pourrais jamais lire, méconnaissant le turc, l'arabe (honte à mes origines) ou l'allemand.

Abdürrechid Ibrahim, ouléma, y narre son voyage en Asie de 1908 à 1910 qui a pour but ultime le Japon. Son but y est clairement exposé : montrer à l'Orient (à priori les musulmans) qu'il est possible de se moderniser, sans singer l'Occident. Il faut garder ses particularités orientales. Ainsi, le Japon qu'il visite est un exemple.

De ses multiples péripéties, on ressent ces différences de cultures, le rejet certain d'Ibrahim pour la colonisation, étant lui même Tatar de Russie. Il est horrifié devant la situation des Indiens ou des Chinois, encore plus lorsqu'il s'agit de musulmans.

Au Japon (où il reste le plus longtemps), il s'émerveille devant les progrès accomplis de la nation. Il y rencontre journalistes, hommes politiques ou simples citoyens (paysans, marchands, etc.) qui lui font part de leurs sentiments : il faut échapper à l'emprise des Occidentaux et pour cela, ils se modernisent.

Un autre but se dégage de ce voyage : Ibrahim veut réaliser l'union des Orientaux, sous la bannière des Japonais, plus avancés. Il s'en sent plus proche que les Russes dont il partage pourtant la nationalité. Il cherche à savoir comment cette union peut se réaliser.

Dans ce livre, du moins dans le résumé proposé, une chose marque : c'est la présence de l'Islam. Ibrahim, il faut le rappeler, est aussi ouléma. Il se charge de propager la bonne parole. Ainsi, il pense que par le monde de vie des Japonais (hygiène, respect, etc.), ceux-ci sont parfaitement en clin à se convertir. De plus, cela serait très utile au projet d'union de l'Orient. D'ailleurs son action porte : il en a converti, une mosquée va s'ouvrir au Japon, et Yamaoka Omer (nom choisi par Ibrahim du fait de sa conversion), le rejoindra plus tard en Inde dans son périple pour participer avec lui au pélerinage et donc apprendre.

Je ne sais pas si c'est ainsi dans l'ouvrage d'origine mais l'Islam est beaucoup plus présent que tout, voire trop. Alors que je m'attendais à avoir plus de précision et le jugement original d'un musulman sur l'éducation, le système politique, les moeurs..., l'accent est plus mis sur l'union orientale à réaliser et la place de l'Islam. Bien-sûr, les descriptions sont bien présentes mais pas assez à mon goût. Il y a même des sauts à maintes reprises. Le traducteur fait un bref résumé entre parenthèse sur le fait qu'Ibrahim visite telle ou telle institution, s'émerveille devant telle facette du peuple japonais... C'est frustrant.

Malgré ce fait, on retrouve ces descriptions, moins nombreuses mais là. Ainsi, il est toujours plaisant de parcourir ce témoignage original sur le Japon du début du siècle. De plus que cet homme, Ibrahim, ait un but avoué très différent de celui des Occidentaux, est tout aussi bien! Nous y avons une optique différente sur la qualité des Japonais, leur modernité et la politique du début du XXème siècle. Un véritable témoignage original sur le Japon de l'ère Meiji (1868-1912).

Je vous le conseille donc fortement.

ABDURRECHID IBRAHIM, Un Tatar au Japon : voyage en Asie 1908-1910, Arles : Actes Sud, coll. Sindbad, 2004

Heiho
12/11/2006, 10h17
En voici un extrait :

Abdürrechid IBRAHIM - Un Tatar au Japon -


PRÉFACE


O Toi qui ouvres, ô Toi qui sais1 !
S’il y a aujourd’hui au monde une question de la plus haute importance, c’est celle de la vie. L’homme qui travaille et se démène, se bat et s’obstine, le fait toujours pour sa vie. Chez lui cette pensée prime sur toutes les autres.
On peut songer à deux sortes de vies : l’une est la vie sociale et publique, l’autre, la vie personnelle et individuelle, celle que l’homme vit tout seul.
Nul doute que la plupart des hommes ne se préoccupent que de leur vie personnelle : ils ne peuvent penser à rien d’autre, ne peuvent imaginer rien d’autre. C’est pour cette raison qu’ils préfèrent leur propre vie à toutes les autres. Il arrive même qu’ils ne soient plus capables de voir dans le monde d’autre vie que la leur. En revanche, certains hommes se passionnent pour la vie sociale ; toutes leurs pensées, leurs réflexions, leurs chagrins et leurs espoirs se ramènent entièrement à elle. Ils ne constituent qu’une minorité, mais certains sont capables d’y sacrifier leur propre existence.
L’opinion dominante est que ces deux attitudes sont naturelles, inscrites dans la nature et le caractère de l’être humain. S’il arrive parfois que l’éducation les influence, cette influence ne peut égaler celle de leur nature. Généralement, ceux qui, du fait de leur éducation, rêvent pendant un certain temps de se vouer à la vie sociale ne peuvent continuer et poursuivre dans cette voie. Dès qu’ils se heurtent à l’adversité, ils renoncent. Ou bien, pendant un certain temps, ils parlent, font semblant de travailler, de lutter. Mais un beau jour, vous les voyez disparaître sans laisser de trace.
En revanche ceux qui, dans leur nature et leur caractère, possèdent ce don du dévouement à la vie sociale sacrifient toute vie personnelle à cette vie-là. Ils renoncent à tout intérêt pour celui-là. Les peines, les difficultés, les troubles, les calamités ne sont pour eux que de douces réalités. Ils n’ont pas peur du sabre ni ne s’inquiètent du canon ou du fusil. Tout succès dans la vie sociale est un paradis, et désespérer de la vie sociale, un enfer.
La vie personnelle reste le plus souvent limitée à l’individu lui-même. Si elle s’étend au-delà, c’est seulement aux mem-bres de la famille, aux parents et aux proches. La vie sociale quant à elle, c’est la vie d’une nation. Elle embrasse des millions d’individus, et ceux qui la servent sont au service de millions d’êtres humains. Pourtant une limite apparaît là aussi. Car ceux qui consacrent leur vie à cette voie travaillent pour leur propre peuple et les fruits de leurs efforts restent limités à la nation à laquelle ils appartiennent et à leurs semblables. L’homme peut bien se battre autant qu’il veut pour la liberté, pour l’humanité ou pour la civilisation, il n’y a que les grands prophètes qui sauvent l’univers. Qu’il soit français, anglais, arabe ou tatar, l’homme ne peut aller au-delà des intérêts de sa nation ou de la religion à laquelle il appartient. L’Anglais le plus libre ne pourrait préférer le fait d’être français au fait d’être anglais. L’Allemand le plus civilisé ne saurait sacrifier l’intérêt de l’Allemagne à celui de l’Autriche. En un mot, personne ne peut servir d’autre nation, d’autre religion que la sienne. Et même s’il le faisait, il agirait non par sincérité, mais par calcul.
C’est pourquoi j’ai accepté l’idée de servir ma nation et ma religion. Depuis vingt-cinq ou trente ans, j’ai fait face à tous les tourments, j’ai enduré toutes les fatigues. Depuis trente ans, je n’ai cessé de dire : “Nation, nation2.” Je le dis et je le dirai encore. Ma religion est l’islam et ma nation est l’islam. “La religion de votre père, Abraham. C’est lui qui vous a donné le nom de «musulmans3».”
Ma nature et mon caractère m’ont incité à m’engager au service de cette vie islamique, qui est pour moi ma vie nationale. Pour cette cause, j’ai affronté toutes sortes d’obstacles. Au point de sacrifier ma famille, je n’ai pas manqué de prendre toutes les initiatives qui m’ont paru utiles contre les ennemis de l’islam. De même que j’ai dû, par la parole et par l’écrit, prendre sa défense contre les étrangers, j’ai aussi très souvent été obligé de batailler contre ceux qui se revendiquaient de lui. Et même certaines personnes fort honorables, portant le titre d’oulémas, m’ont attaqué violemment, jusqu’à m’insulter. Il n’y a pas de calomnies ni de mensonges qu’ils n’aient proférés contre moi. Mais, Dieu soit mille fois loué, je n’ai pas désespéré, j’ai persévéré dans ma voie. Mon désir et ma passion n’ont cessé de croître. En toute chose, j’ai agi selon les versets du Coran.
Voilà que maintenant j’ai entrepris un long voyage, toujours en accord avec cette voie et en me conformant à l’ordre divin : “Parcourez la terre4.” Personne ne m’y invitait, personne ne m’y poussait. J’ai seulement noué autour de ma taille la ceinture de l’énergie spirituelle et pris dans ma main le bâton de la soumission à Dieu5. C’est uniquement pour propager l’islam et pour défendre l’idée qu’il faut “s’attacher à la protection de Dieu6” que j’ai abandonné ma patrie, ma famille et mes petits enfants chéris, en les confiant à Dieu. Je me suis mis en route en disant : “O Dieu.”



*


A plusieurs reprises, le Coran nous encourage, nous les musulmans, à voyager en disant : “Parcourez la terre et puis regardez7.” Malheureusement, ces derniers temps, il ne s’est guère trouvé de musulmans persévérants prêts à s’engager dans cette voie. En tout cas, s’ils existent, je n’en ai pas eu connaissance.
Depuis longtemps, je songeais à entreprendre un long voyage, mais par négligence et en raison d’empêchements, le temps passa. Il y a cinq ou six ans, j’étais fermement décidé à réaliser un tel projet. Mais au même moment, la révolution éclata en Russie ; elle suscita de nombreux troubles sur le plan international et provoqua des mouvements d’éveil dans certaines régions. Le courant entraîna nos frères musulmans de Russie ; comme j’étais soucieux de leur avenir et que je me sentais investi de la mission sacrée de préserver leurs droits nationaux et religieux, je dus remettre à plus tard mon projet de voyage.
Dès que survint la révolution, nos Tatars n’hésitèrent pas : leur premier mouvement fut de revendiquer leur identité politique. Lorsque des partis politiques furent créés à Saint-Pétersbourg, nous décidâmes qu’il était nécessaire de fonder un parti indépendant pour les musulmans de Russie ; nous le nommâmes “l’Union des musulmans”. C’est sur cette base qu’il fut constitué et son objectif principal était d’essayer de constituer une force pour la défense de cette union. Dans cette tourmente qui ébranlait la Russie, les musulmans se mobilisèrent tant qu’ils le purent, ils ne manquèrent pas à leur devoir. Pendant un temps, à Kazan, le gouvernement perdit même l’administration et la direction de la ville qui passèrent aux mains de la population ; les musulmans prirent alors le contrôle de fait de la partie musulmane de la ville, et ils l’administrèrent pendant trois jours. Partout où se produisaient des mouvements de boycott, les musulmans y participèrent. Ils ne commirent pas la moindre erreur dans leurs actions. Pendant la période la plus dure de l’état de siège, à un moment où tout attroupement était interdit, des centaines de musulmans se réunissaient pour discuter de questions importantes et d’actions à entreprendre. Ils fondèrent aussi de nombreuses imprimeries et réussirent à publier entre vingt-cinq et trente journaux. Cette presse se mit à défendre activement les droits légitimes des musulmans.
Puis la Douma se réunit. Aussi bien pendant les élections que lors des sessions à la première et à la deuxième Douma, là encore les musulmans, loin de sombrer dans la négligence ou l’incapacité, manifestèrent unanimement leur existence politique, en défendant leurs droits nationaux et religieux. Malheureusement, lorsque les nuages de la tyrannie s’amoncelèrent à l’horizon de la Russie, le gouvernement despotique reprit en main les rênes du fanatisme. Il foula aux pieds les droits de l’homme et de la civilisation. On attaqua les imprimeries, on brisa les plumes. La plupart des journaux furent interdits. Beaucoup de gens disparurent.
Sur ces entrefaites, on interdit également les journaux que je publiais à cette époque en turc et en arabe. Mon imprimerie fut dispersée par la force des armes. Et moi, obéissant à la maxime : “Celui qui échappe au naufrage est capitaine”, je choisis d’entreprendre le voyage dont je rêvais depuis longtemps. Je me mis en route pour le Turkestan.
[Ibrahim se rend dans le Turkestan, il visite Tachkent, Boukhara, Samarcande.]


Tara


Je quittai Semipalatinsk par le fleuve Irtych. En passant par Karakav (Pavlodar) et Omsk, j’arrivai à Tara, ma ville natale.
Tara est une petite ville de six mille âmes parmi lesquelles on compte seulement deux ou trois cents foyers musulmans8. C’est une ville ancienne qui semble avoir été jadis un centre de commerce. Il paraît que des caravanes allaient et venaient de Tara à Boukhara chaque année en passant par Kizilyar, Akmola et le Turkestan. Dans son ouvrage sur les Tatars de Sibérie, le célèbre orientaliste Yadrintsev écrit que les marchands de Tara se rendaient de Sibérie jusqu’en Inde par la route de la Perse. Il raconte aussi que, vers 1664, l’un de ces marchands, un certain Ablîn, avait été envoyé par Moscou à Pékin, chargé d’une mission politique et économique9. A cette occasion, on avait décidé d’exempter les Tatars de Sibérie du service militaire et de réduire leurs impôts. Depuis lors, on a apporté des modifications au régime des impôts, mais la dispense de service militaire existe toujours.
Aujourd’hui, la Sibérie occidentale, particulièrement la région de Tara, a perdu son importance économique et politique ; elle est complètement ruinée, peut-être aussi parce qu’elle est restée à l’écart du chemin de fer.
Autour de Tara, il y a entre trente-cinq et quarante villages musulmans. Les villageois envisagent actuellement d’émigrer en masse en Turquie. Dans ce cas, il ne me restera plus aucun lien avec ces contrées. Mon pays natal vivra seulement dans mes souvenirs ; je me rappellerai encore longtemps nos promenades sur les étendues de neige toute blanche, au cours desquelles nous parcourions, la nuit au clair de lune, des distances de deux cents kilomètres avec de bonnes montures ; je me souviendrai de nos parties de chasse infinies parmi les sapins qui s’élançaient vers les cieux comme des minarets ; je me remémorerai nos promenades les jours d’été sur les bateaux assurant le service sur le fleuve Irtych.


Kazan, départ pour l’Extrême-Orient


Après avoir séjourné trois semaines à Tara, ma ville natale, je partis avec ma famille et, en passant par Tobolsk, Tioumen et Perm, j’arrivai à Kazan. Cette ville devait être le point de départ de mon grand voyage et j’avais l’intention d’y louer une maison pour mes enfants. Pendant mon séjour, je réunis le nécessaire pour la maison et me procurai des meubles.
Le plan d’un grand voyage s’esquissait dans mon esprit. Je songeais que j’allais laisser ma famille entre les mains de Dieu, “le dispensateur de tous les biens, le maître inébranlable de la force”, condamnant mes enfants à l’exil ; et que moi-même, j’allais m’enfoncer dans des contrées étrangères.
Je devais m’absenter pour longtemps. Je pourvus aux besoins du ménage, payai le loyer pour un mois et réglai la question de la nourriture des enfants. Mais le manque d’argent pour le voyage restait un problème. Je me décidai à m’endetter et empruntai vingt roubles à un ami. Je voulais partir avant que ne surgissent d’autres obstacles. Ce jour-là, on pouvait lire dans les journaux russes de la capitale que les entretiens de Reval allaient en finir avec la question d’Orient10. De toute façon, le désespoir était général dans le monde musulman. Nul ne savait comment allait se terminer la révolution en Turquie. Pour ma part, après mûre réflexion, j’en étais arrivé à la conclusion que cette funeste question d’Orient allait trouver son dénouement, non sans que les héros ottomans se battent jusqu’à leur dernier souffle.
Devant cette situation, je choisis de partir pour l’Extrême-Orient en me rappelant l’histoire de cette hirondelle qui avait réussi à éteindre le feu de Nemrod rien qu’en transportant de l’eau dans son bec. Je n’avais averti personne du long voyage que je projetais. Ma famille pensait que j’allais jusqu’à Oufa ou, tout au plus, jusqu’à Tomsk. Je ressentais au fond de moi la douleur de la séparation ; je me répétais les vers :
Au feu de la séparation,
Je tourne comme le phalène,
Comme le fou dans son extase.
Mes enfants me regardaient avec tristesse. A un moment, mon fils Ahmed Münir me dit avec un sanglot dans la voix, comme s’il avait un pressentiment : “Mon papa chéri” ; il voulait me donner les quelques pièces qu’il avait dans la main. Ses yeux étaient remplis de larmes. Moi-même, je n’y voyais plus rien, je ne pouvais distinguer la monnaie. Je lui dis :
— Mon fils, prends bien soin de tes jeunes sœurs innocentes.
Je n’avais pas la force de dire autre chose. De leur côté, mes deux plus jeunes enfants avaient passé la journée en larmes, eux qui ne pleuraient jamais.
Quoi qu’il en soit, je devais partir le quatrième jour du mois saint de ramadan11. Pour le voyage, on prépara du linge et d’autres affaires. Ma fille Kadriye prévint le cocher, on mit mes bagages dans la carriole. En passant la porte, j’étais plus mort que vif. Mes deux petites pleuraient accrochées à mon cou.
Au moment où j’allais monter dans la voiture, Kadriye me dit :
— Papa, on a besoin de quatre roubles.
Je mis dans la main de ma fille quatre des vingt roubles que je m’étais procurés pour le voyage. Je montai dans la voiture et dis :
— Que Dieu vous garde.
Je quittai la ville de Kazan. Je me demandais où j’allais et pourquoi. Je n’étais pas sûr de revenir. Je me rendis en voiture au port fluvial, le pristan12 : c’était le 16 septembre13. A l’échelle de Kazan, de nombreux bateaux vont à Oufa. Je me rendis à l’embarcadère de la compagnie Iakimski parce qu’elle était fiable et régulière. J’embarquai sur un bateau qui était sur le point de partir. Je m’installai dans une cabine de première classe pour une personne. Il était tard et c’était un jour de ramadan. Juste à l’heure de la prière du soir, le bateau Amour sur lequel j’avais embarqué quitta l’embarcadère. La sirène d’adieu se mit alors à retentir douloureusement, j’avais l’impression qu’elle m’arrachait le cœur. En quittant Kazan, le bateau fit entendre une plainte déchirante, comme s’il ressentait, lui aussi, la douleur de la séparation. La saison était déjà avancée, et rien n’assurait qu’il pourrait revenir à son port d’attache cette année14.
Des voyageurs agitaient leur mouchoir en signe d’adieu à leurs amis restés sur le quai, des dames essuyaient leurs larmes ; ce spectacle me plongea dans de profondes pensées. Seul, le cœur serré, je fis mes adieux en regardant les mosquées et les minarets de Kazan qui disparaissaient au loin.


Sur le bateau de Kazan a Oufa :
conversation avec un imam tatar


Soudain, d’en haut parvint à mes oreilles une voix qui récitait la fâtiha : “Guide-nous dans le droit chemin15.” Je regardai et je vis un groupe d’hommes en train de faire la prière du soir. Je me joignis à eux. Quand j’eus fini la prière, je redescendis et entamai le repas de rupture du jeûne. J’avais déjà avalé quelques bouchées lorsqu’on frappa à ma porte. “Entrez !” répondis-je. Un homme entra et me dit :
— Je voudrais vous inviter dans ma cabine pour le repas de rupture du jeûne.
— Je vous en prie, lui dis-je, prenons-le ici.
Il acquiesça et nous commençâmes à manger. Tout en mangeant, je demandai à mon invité qui il était et d’où il venait. Il était l’imam d’un village de la circonscription de Tchistay dans la province de Kazan16 ; lui-même savait qui j’étais. Après avoir lié connaissance, mon très cher hôte commença à se plaindre de l’époque :
— On ne respecte plus les oulémas ! dit-il. L’immoralité progresse parmi le peuple !
— Est-ce que l’on ne respecte plus les oulémas, lui demandai-je, ou bien est-ce que ce sont les oulémas qui ne sont plus respectables ?
— Non, on ne respecte plus les oulémas. Le peuple ne tient plus compte de ce qu’ils disent. Il n’y a plus ni estime ni considération pour eux.
— Quelle en est la raison ? Y avez-vous réfléchi ? Il n’y a rien sans raison.
— Autrefois la parole des oulémas était écoutée, ils étaient respectés et vénérés ; aumône, dîme et dons leur étaient versés en abondance. Tandis que maintenant, c’est aux écoles, et non plus aux oulémas, que nos riches donnent leurs aumônes et font leurs dons.
— Très cher ami ! Autrefois déjà, l’argent que les oulémas recevaient de ces riches, ils le dépensaient pour les médressé et pour les étudiants. Leur unique but était de servir l’islam. Ils prêchaient et donnaient des conseils dans les mosquées. Ainsi la religion perdurait et, en même temps, les oulémas maintenaient leur statut. Savez-vous combien d’étudiants ont été formés à Tchistay ? Combien de grandes médressé y ont été bâties ? Et aujourd’hui, que reste-t-il de tout cela ?
Notre très cher ami revint un peu à la raison, il reconnut que la faute leur était en partie imputable sans l’avouer ouvertement.
— C’est la faute de l’époque, dit-il.
— Connaissez-vous le hadith qui dit : “N’insultez pas l’époque17” ? Ce n’est nullement la faute de l’époque. Ce sont plutôt les oulémas qui lui font tort ! Chez eux, le désir d’acquérir un rang et d’avoir du pouvoir est passé avant la religion. Les oulémas n’ont pas su apprécier les privilèges de leur situation. Ils se sont vautrés dans la négligence. Ils se sont efforcés de faire de leurs fils ignorants leurs propres successeurs. Ceux-ci ont hérité des postes de leurs pères savants avec robe et turban. C’est ainsi que des gens qui n’avaient aucune idée de ce que sont le savoir et la sagesse se sont retrouvés imams. Les postes d’imam et de khatîb sont devenus héréditaires, ils ont été transmis par les seuls liens du sang à des gens incompétents. Et tout cela à l’insu du peuple. Mais vous, vous connaissiez cette situation et vous êtes restés silencieux. Que de malheur pour nous de ce fait ! Ce qui est catastrophique, c’est que ces postes sont passés de père en fils à des incapables. Et vous, au lieu d’y réfléchir, vous vous plaignez de l’époque et de je ne sais quoi, et vous ne pensez en fait qu’à vous-mêmes.
Mon hôte baissa la tête et il se rendit à la raison en disant :
— Ah, efendi, vos paroles sont très justes. Que Dieu me corrige. Pardonnez-moi si je vous ai importuné.
— Très cher ami, depuis combien de temps êtes-vous imam ?
— Environ dix-huit ans.
— Alors, je vais vous parler franchement. Qu’avez-vous fait pendant ces dix-huit années ? Quels services avez-vous rendus à votre quartier ? Pendant tout ce temps, ses habitants vous ont entretenu, ont assuré la subsistance de votre famille. En tout cas, sans que personne y trouve à redire, vous avez vécu bien douillettement. Mais en échange, quels services avez-vous rendus, quels bienfaits avez-vous apportés aux habitants de votre quartier ?
— J’ai fait leurs enterrements, j’ai inscrit leurs enfants dans le registre de l’état civil, j’ai célébré leurs mariages. C’est cela mon devoir.
— Je ne vous demande pas ce que vous avez fait dans votre propre intérêt. Je vous demande : Qu’avez-vous donc fait pour le peuple ? Par exemple, il n’y avait pas d’école ou de médressé dans le quartier quand vous vous y êtes installé : avez-vous ouvert une école, avez-vous donné de bons conseils à la mosquée, avez-vous réussi à tenir le peuple éloigné de l’immoralité ? Ou bien, si les habitants étaient pauvres, les avez-vous encouragés à gagner de l’argent, à faire du profit, de sorte qu’ils améliorent leur niveau de vie ? Parlez-moi de ce genre de services et d’efforts que vous avez fournis…
— Pour dire la vérité, jusqu’à maintenant je n’ai rien fait de tel. Mais vous m’avez éclairé. Je partage entièrement votre point de vue. Avec la permission de Dieu, dorénavant je prêcherai à la mosquée, j’encouragerai les habitants du quartier à gagner et à faire du profit. Vous m’avez fait un grand honneur. Que Dieu vous bénisse, vos belles paroles m’ont ravi.

"Actes Sud extrait"