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Afficher la version complète : Oeuvre littéraire Japonaise - L'éloge de l'ombre



keya
15/10/2006, 20h36
Bonjour,

On en a légèrement parlé dans le poste sur l'auteur, mais j'aimerais que l'on se focaliser sur le livre "L'éloge de l'ombre". La raison pour laquelle je procède ainsi, c'est que j'ai récemment rencontré plusieurs Français pour qui c'est la littérature japonaise par excellence. Quant à moi, je l'ai lu en japonais il y a longtemps et en français il y a 1 ans.

De fait, je propose une discussion libre, coordiale, constructive, enrichissante.

Qu'en dites-vous? Pourquoi un tel intérêt pour ce livre de la part de certains Français? Ou plutôt un desintérêt, puisque certains ne parlent que de Murakami Haruki ou d'autres auteurs contemporains? Pour ceux l'ont lu, quelle est l'interprétation personnelle de cette œuvre? Comment le considérer à l'ère post-industrielle ou l'ère d'informatios? Quel est le rapport avec d'autres domaines culturels, tels que la poésie, la peinture, la philosophie, le cinéma, l'architecture? Quelque influence sur d'autres auteurs, comme Borges?

keya, qui est sous l'ombre sans éloge

PS: J'espère avoir bien formulé la relance de débats…

keya
18/10/2006, 09h35
hum, pas de réaction… soit personne s'intéresse à l'ombre, soit j'ai dû mal formuler la relance de débats…

keya, qui est élogé seulement par l'ombre

TB
18/10/2006, 20h02
Peut-être que personne ne l'a lu ? (Je ne l'ai pas lu.)

Ou peut-être qu'il faut lancer le sujet « à la française » :

« Tanizaki, est à l'évidence le meilleur écrivain japonais de tout les temps. Vous pouvez remballer vos Murakami et vos Kawabata »

Ou bien :

« Tanizaki c'est nul, d'ailleurs je n'ai lu que Mishima »

Un exemple pratique ici (http://embruns.net/lectures/tanizaki_junichiro_eloge_ombre.html).

keya
18/10/2006, 20h46
…et pourtant ceci :

http://www.lejapon.org/forum/threads/4438-Junichiro-Tanizaki

Quant à moi, je tends plus en plus à raisonner que la notion d'ombre est le mot-clé pour appréhender la contemporanéité. En d'autres termes, lire l'éloge de l'ombre est lire le présent. Cela n'est pas une fascination aveugle, ni la japonitude gratuite, mais une attitude objective et scientifique envers les observables phénoménologiques.

Je vois paradoxalement le dénominateur commun de l'Europe et de l'Asie, la passerelle entre différents arts, le meilleur traducteur entre une modernité et une ancienneté. Pour le moment, je ne peux formuler ces constats de façon tangible, car je viens de commencer d'approfondir cette problématique. Puisque j'ai vu deux Françaises qui ont élogé ce livre et le probléme traité là-dedans, je pensais qu'il y en a d'autres ici. Mais peut-être, je me trompe …

keya, en train de noyé dans l'ombre d'éloge

grazou
19/10/2006, 15h04
bonjour,

je n'ai pas lu ce livre, mais dès ce week end je pense le prendre, le sujet etant, à mon humble avis interessant c'est avec un certain plaisir que je veux en debattre.

donc Keya, pour ma part il faudra attendre quelque jours pour que je puisse répondre à ton sujet.

Par contre tu auras une nouvelle fois un avis de francaise.

nishi
20/10/2006, 05h32
Pour moi un traite d art est intemporel (et donc legitime a toute epoque). Etant donne qu il s agit bien de cela ici l interet demontre par certains est parfaitement comprehensible, comme d ailleurs l indifference que d autres ont, et cela du a la nature de l oeuvre.
Tout le monde (ou presque) a lut une fois dans sa vie les fleurs du mal de Baudelaire. Qu en est il de ses ecrits sur les salons artistiques du 19 siecle?
Pour ce qui est des influences qu il a pu exercer, j avoue attendre le post de quelqu un de plus competent en la matiere, personne ne me venant a l esprit... D ailleurs a ce propos, moi qui suis un grand fan de Borges, j aimerai bien que tu m explique ce que tu retrouve chez lui qui te fasse penser a Tanizaki.

keya
21/10/2006, 22h38
Borges fut un écrivain aveugle, qui devait travailler à l'aide d'une lectrice pour ses productions littéraires. De ce fait, il avait une appréhension particulière sur ce qu'est l'absence de lumière, telle que l'ombre, l'oscurité, la nuit, etc. Comme preuve, cette problématique donna lieu à quelques titres : Historia de la noche (1977), Siete noches (1980), Elogio de la sombra (1969) pour ne citer que ceux-ci. Le dernier titre est d'autant plus frappant que la même expression que le livre de Tanizaki est attribué. A l'instar de Jacqueline de Romilly qui, après avoir pervu la vue, décrit des couleurs et lumières à merveille, le témoignage de Borges semble, ma foi, porteur d'intérêt particulier.

Maintenant, n'étant point littérataire, je ne suis à même d'établir une passerelle entre Borges et Tanizaki. Borges se réfère-t-il directement à Tanizaki? l'A-t-il lu ou apprécié? Quelle est la différence entre ces auteurs quant au rapport à l'ombre? etc. des questions banales qui s'enchaînent…

Mais ce qui m'intéresse personnellement, ce n'est pas la question de Molyneux, mais pluôt ceci : d'une part la place de la culture dans l'apprénhension de l'ombre, et de, l'autre, la question classique de l'art, à savoir la perception — plus particulièrement, la perception spatiale — et son rapport à la culture.

Le traité peut être intemporel, mais son influence sur la société est variable. Je me place à ce niveau.

keya, ombragé de façon élogieuse

keya
27/10/2006, 20h44
Développons la thèse de Europe-Japon dans l'art contemporain. La notion d'ombre n'est pas étrangère aux artistes européens — je pense à La Tour mais aussi Goya, Chardin — ; la photographie depuis l'expérience de L.J.M.Daguerre, plus tard le cinéma, inventa un procédé de représentation qui s'appuie sur lumière et ombre.

Plus récemment, elle est explorée par les artistes italiens Alberto Burri, Joseph Beuys, Arte Povera dans un sens assez japonisant. Celui-ci est lié quelque part à la temporalité et à l'exitence (ou Dasein, avec allusion à Heidegger). Claudio Parmiggiani est sans doute un des exemples les plus illustres. On voit cette déclaration-ci sur une des installations.

Parmiggiani a écrit :
« C'est une œuvre qui désire le secret, le silence, et de voiler de mystère. "Mystère", je le sais, est un mot difficile à prononcer, presque hérétique, mais il s'agit d'une force d'une présence enracinée dans l'essence même de l'être. Secrète, car c'est dans l'obscurité qu'il faut conduire le regard de celui qui observe. Silencieuse, car le silence est aujourd'hui une parole subversive puisqu'il est un espace méditatif. »
Musée Fabre, Montepellier, 23 mars 2002.

N'y a-t-il que moi qui y lise un espace japonais à la Tanizaki?

On dirait que l'ombre a pour le rôle de modifier la signification du sujet dans la représentation, de part la mise en scène spatiale, sujet rendu atemporel, médiatif, singulier, tout comme dans l'ikebana ou la cérémonie du thé.

keya, qui aime aussi le fromage italiano

keya
28/10/2006, 21h08
Un tel écho se trouve également dans le monde germanique. Peut-être inutile de le rappeler, une partie du Japon se montre fort germanophile. Cette "Freundlichkeit" est quelque part reciproque. Entre autres, celui a découvert l'esthétique de l'architecture japonaise fut un Allemand, Bruno Taut. Mais l'éloge de celui-ci, semble-t-il, concerna la proportion du Palais de Katsura, et il n'a pas abordé la spatialité proprement dite.

Le climat de cette Europe centrale se caractérise par la parcimonie de la lumière, le culte de la forêt, la résilliance face la pluie, la longue ombre de chaque être.

Je trouve une telle ambiance dans un récit d'Arthur Schnizler, écrivain viennois. Par exemple :

« Je repose à l'ombre des grands hêtres, dont les branches s'abaissent comme accablées par l'air lourd de cette journée ; de temps à autre j'entends non loin d'ici les pas des personnes qui traversent le sentier de la forêt. Je ne vois personne, car, immobile, je plonge mes regards dans l'éther. Un clair rire d'enfant sonne à mes oreilles, mais le silence qui m'environne absorbe tout bruit, et au bout d'une seconde ce rire éteint semble déjà infiniment loin. Je ferme les yeux et j'ai quelques instants plus tard, en les rouvrant, la sensation d'avoir dormi une nuit entière. Dans cette ambiance de silence et de paix je perds pour ainsi dire la notion du moi, et je cesse d'être réellement pour m'incorporer entièrement à la nature. »
"Die Frau des Weisen" ("La femme d'un sage", tr. fr. par D. Auclères, in "La pénombre des âmes", pp. 240-241, 1984)

Partant de l'ombre, ce passage décrit le devenir des états d'âme du narateur, jusqu'à l'assimilation de son existance au néant, qu'est la nature. Ici, le sujet s'efface devant la nature.

Comment concilier l'hypothèse avancée à propos de Parmiggiani, hypothèse selon laquelle le sujet se met en scène, et l'absence du sujet schnizlerien ? Une possible thèse serait la vision anti-anthropocentrique, dans la mesure où Parmiggiani attribue une âme à des êtres non humains alors que chez Schnizler, c'est l'être humain qui abandonne sa légitimité existentielle. C'est peut-être l'effet même de l'obscurité par rapport à tout être.

keya, ein Weise ohne eine schönes Frau

nishi
29/10/2006, 04h45
Putain keya tu tripes! :D

nishi
29/10/2006, 04h46
des que j ai le temps je te repond serieusement car tout cela est incroyablement interressant

Nouni
29/10/2006, 22h40
Bonjour,

Je trouve ce sujet très intéressant!
J'ai lu l'Eloge de l'ombre il y a quelques mois et je l'ai trouvé remarquable. Je suis d'accord sur l'importance de l'ombre sur les questions culturelles et esthétiques, alors que l'on souligne souvent le rôle de la lumière éclatante dans l'occident. Mais, précisément, je crois alors que l'ombre est aussi l'occasion de marquer des différences entre le Japon et l'Orient d'une part, l'occident d'autre part. Tel est d'ailleurs le thème central de Tanizaki, même si ses catégories se discutent et si ces distinctions n'empêchent pas des analogies.

Je pense, notamment, au statut de la matière comme profondeur, des couleurs obscures, des textures, que Tanizaki met au centre de son examen et que je retrouve chez Diderot et des penseurs intéressés à la profondeur de la matière (philosophie chimiste du XVIIIe par exemple). En ce sens, Tanizaki fournit des concepts et des thèmes qui aident à comprendre un regard qui ne fait pas de la lumière éclatante et de la surface claire sa priorité. En ce qui me concerne, ça a été plutôt l'inverse : Diderot et d'autres m'ont aidé à apprécier Tanizaki!

M'intéresse aussi la question artistique et esthétique, en particulier la question du traitement des espaces vides en peintures, bonsai... mais ce sera pour une autre fois!

keya
09/02/2007, 22h14
Diderot fut un des premiers auteurs qui se sont penchés sur l'obscurité — ou plus exactement l'obscurantisme", en se tournant le dos aux dogmas luiminocentriste et oculoloentriste de l'église. La plus illustre est "La Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient", publiée en 1749, dans laquelle Diderot avança que l’obscurité favorise la méditation, le raisonnement logique. Il est connu que cet argument fut pris pour subversif, de sorte qu'il fut emprisonné. Originale qu'elle soit, la démonstration de Diderot restait speculative.

Le premier auteur qui décri l'obscurité avec valeur scientifique fut sans doute Gœthe. Par sa qualité de poète, il observait le monde perceptif qui l'entoure, jusqu'à ce qu'il s'en aperçût de la riche chronomie dans l'obscurité ("Traité des couleurs", 1810). A l'époque où la physique newtonienne postulait "la nuit, tous les chats sont gris", il fut provocateur de poser que les couleurs s'enrichissent grâce à l'obscurité.

Puisque la production des estampes japonaises date cette période-là de la paisible ère d'Edo (Hokusai, 1832 ; Hiroshige, 1833), il est possible que le travail de Gœthe contribue, à son insu, à préparer l'œil épisthémologique chez les observateurs d'Occident.

keya, obscurantiste aussi éclairé que Gœthe

Umi
10/02/2007, 08h47
Izumi Kyôka a également été très inspiré par l'ombre, c'est du moins ce qu'avance son traducteur américain Charles Inoue.
J'avais fait une note (http://pollanno.blogspot.com/2005/07/la-littrature-des-ombres.html) dans mon blog à ce sujet.

Quand on sait que Tanizaki a déclaré Kyôka "le plus japonais des écrivains", on peut peut-être penser à une influence kyôkienne sur l'Eloge de l'Ombre?

keya
10/02/2007, 21h02
La rencontre d'Izumi Kyooka (1873-1931) et de Tanizaki (1886-1965) est attestée aux alentours de 1920. Cette période correspond au hazard au temps où les écrivains commençèrent de porter l'intérêt pour le cinéma. Peut-être inutile de rappeler, Kooya-hijiri (Saint du Mont Kooya), Uta-andon (Lanternes-chant), entre autres, ont été rendus à grand écran. D'où on peut supposer que toute production littéraire devient plus "visuelle" sous l'emprise du domaine cinématographique.

En effet, Comme Tanizaki, Kyooka décrivit souvent des scènes du quartier "chaud" d'Edo. L'influence de Kyooka sur Tanizaki semble cependant peu détermiante, par rapport à l'Eloge de l'ombr, si bien que l'éloge de Tanizaki pour Kyooka peut être anécdotique. En fait, ces deux hommes sont assez différents de nature : alors que Tanizaki fut obsédé sexuel jusqu'aux dents — les jambes féminines sont son organe-fétiche, rappelons-le —, Kyooka fut maniaque et hygiéniste fini. Une anecdote dit que lors d'une soirée-fondue de poulet, Kyooka étaient oblgé de surveiller ses poulets bien cuits — sinon il n'en mange pas —, avant qu'ils soient emporté par les baguettes de Tanizaki qui mange tout cru…

L'œuvre de Kyooka devrait être considéré comme ceci : bien qu'il fut lié à une gaisha du quartier qu'il fréquentait, son maître-dieu Ozaki Kooyoo (1968-1903) lui a forcé de l'abandonner ; or, Kooyoo reste sur le lignet de la littérature de genre à la Saikaku (ou à l'icebreak, selon la terminologie lejaponorgienne) ; la littérature de Kyooka devient alors "asexuée", tout en gardant la sublimation de l'espace la maison close, sachant que sa capitale force repose sur la comlexe structuration du récit.

Pour revenir à Tanizaki, son œuvre devrait être considérée, d'une part, comme résignation aux vices face à l'inscurité socio-psychologique de l'époque, c'est-à-dire que l'empéreur Taisho est décédé en 1926, la crise mondiale commance en 1929 aux USA, l'incidence de Mochurie s'éclate en 1931, le premier ministre Inukai est assassiné en 1932… L'éloge de l'ombre a été publié à cette période-là, plus précisément en 1933. D'autre part, on peut voir dans Tanizaki une réaction au modernisme littéraire qui vit le jour dans les années 20 (Kawabata, Yokomitsu Riichi, Kajii Motojiroo). En d'autres termes, si ce modernisme était une sorte renaissance de la littérature japonaise, l'œuvre de Tanizaki entre, ma foi, dans une sorte de baroque littéraire.

keya, né un jour avant l'anniversaire de Izumi Kyooka

keya
26/02/2007, 00h00
Une telle insiration pour l'ombre n'est pas nouvelle dans le monde littéraire, cependant. Il suffit d'ouvrir un manuel scolaire français pour prouver ce fait.

Pour commencer Baudelaire (1821-1867), qui ajoute des touches sombres dans ses tableaux poétiques, où tantôt la couleur noire vient s’insinuer de façon récurrente (par exemple, "Chevelure"), tantôt l’obscurité s’empare totalement de l’ambiance de la scène ("Chambre double"). Bachelard commenta de la poésie baudelairienne comme suit : "La méditation baudelairienne, véritable type de méditation poétique, trouve une unité profonde et ténébreuse dans la puissance même de la synthèse par laquelle les diverses impressions des sens seront mises en correspondance." (Poétique de l'Espace, p. 174, 1957). De même, Verlaine (1844-1896) tenta d'introduire le clair-obscur dans la littérature, en inventant un procédé symboliste.

Que ce soit le remantisme baudelairien, ou le symbolisme verlairien, tous deux, cependant, manquaint de base "théorique" ou "scientifique". C'est-à-dire que — simplifions l'affaire —, le romantisme a pur but d'appeler à l'infraconscient cuturel en cherchant une tonalité harmonique, le symbolisme est la mise en accent de certain mots, en se servant du savoir-faire encyclopédique du monde chez le lecteur.

Celui qui vient apporter une lumière théorique à l'emploi de l'obscurité dans la poésie est sans doute Rimbaud (1854 - 1891). Celui-ci manipule la notion d’obscurité plus consciemment, tout en l'intégrant dans la poésie. L'obscurité est en fait un système de signes qui joue à la fois dans la production du sens et dans la production du texte. Elle n'est pas un obstacle au déchiffrement, elle est un index "herméneutique" : elle oblige le lecteur à abandonner une stérile signification référentielle et à remplacer celle-ci par le recours à une "signifiance textuelle", c'est-à-dire une lecture holistique du texte (Riffaterre 1982). Autrement dit, l'obscurité rimbaudienne joue un rôle de catalyseur dans l'appréhension poétique. Avec Rimbaud et avec sa théorisation "scientifique" de la poésie, l’obscurité devient un trait caractéristique du "modernisme", obscurité différente de celle qu’on observe dans la poésie du XVIème siècle ou du romantisme, ce qu'on appelle la "révolution romantique".

On marquera que ces poètes sont antérieurs à Tanizaki. Y a-t-il influence sur celui-ci? C'est peu probable : même si les lecteurs japonais sont friands de ces poètes, ces derniers ne sont traduits en japonais que dans les années 50s, celles d'après-guerre, sous la plume de Horiuchi Daigaku. Mais il est d'intérêt de se pencher sur la raison de la popularité de ces poètes français au Japon. C'est parce que nos lecteurs nippons y voient quelque chose de traditionnel pour eux?

keya, qui ne voit pas d'illumination dans la traduction de Horiuchi Daigaku.

keya
11/03/2007, 15h11
Ici il est d'intérêt de faire un détour en psychologie cognitive et biologie, notamment pour appréhender scientifiquement l'obscurité.

Il est admis que l'œil voit différemment un même objet selon la luminosité de l'espace qui l'environne. En fait, le mécanisme de la vision est un des fonctionnements les plus complexes de la biologie humaine. D'une part, la vision n'est guère la projection fidèle de la réalité ; elle est en fait "active", à tel point que l'œil filtre les stimuli visuels projetés sur la rétine et transmet ces derniers au cerveau par l'intermédiaire du nerf visuel, en les transformant en une entité perçue, dite "percept" selon certains. Dans la perception, un tel tri d'information s'opère,

En clair, les cellules photo-réceptrices de la rétine dans l'œil se concentrent autour de l'axe de focus. Ces cellules — appelées les cônes — sont sensibles à trois couleurs primaires à partir desquelles l'œil reconstitue l'image. Or, les cellules photo-réceptrices en obscurité — appelées bâtonnets — sont insensibles à la couleur mais hypersensibles à la lumière (1000 fois plus sensible que les cônes), ce qui permet à l'œil de capter un objet même faiblement éclairé (ou en vision dite scotopique). Puisque ces cellules se situe en périphérie de la rétine, l'œil ne peut mettre en œuvre la focalisation de l'image, qui reste floue (vision périphérique). Il est vrai que lorsque, habituellement, nous arrivons à un environnement sombre d'un environnement lumineux (ou vice versa), l'œil opère une adaptation oculo-musculaire, qui demande quelques secondes, et pour cela, les paupilles se dilatent.

La vision nocturne ou scotopique présente quelques traits remarquables : puisque l'image est floue, elle demande un travail mental supplémentaire pour comprendre l'identité de l'image. Typiquement, le sujet regardant s'intéressera à des ombres pour localiser l'objet regardé, à la matière de celui-ci pour apprécier ses propriétés physiques venant des autres modalités sensorielles (odorat, toucher, ouï, éventuellement goût), mais aussi tend à s'appuyer sur les données de la situation — temps, espace, co-présence des objets connus— et le savoir du monde, le savoir encyclopédique, l'histoire personnelle, l'affect, la croyance, d'autres information socio-culturelles stockées dans le cerveau du même sujet. En termes de psychologie cognitive, c'est le traitement haut niveau est plus déployé en obscurité que le traitement à bas niveau, qui caractérise majoritairement la vision diurne. En termes de philosophie, la vision nocturne demande au sujet plus de calcul mental et d'inférence. Autrement dit, la perception de l'objet lors de la vision nocturne passe par un précédé cognitivement et neurofonctionnellement plus complexe — plus stratifié et plus multimodal —, demander au sujet regardant d'explorer le potentiel de la mémoire de chaque individu.

Ainsi, le sujet regardant en milieu obscur est poète et philosophe. Il est d'intérêt de noter que les moines zen ferment incomplètement les yeux lors de la méditation. En fait, il s'agit d'une tentative de créer artificiellement une situation qui favorise la vision scotopique. L'obscur espace du temple ou de la cathédrale est une production architecturale ayant pour rôle de favoriser la méditation. On y entrevoit une explication cohérente sur le lien entre espace architectural, activité sociale, biologie humaine, qui constituent l'ethos d'un peuple.

La description de Tanizaki reste prosaïque et dépourvue de valeur scientifique. Cependant, son intuition peut s'appuyer une démonstration scientifique, à l'appui de la science cognitive et de la neuroscience. Voilà un autre regard sur l'œuvre de Tanizaki.

keya
15/03/2007, 21h44
La vie en obscurité est en effet difficile. Cependant, une telle difficulté situationnelle ne constitue pas forcément un handicap, mais donne lieu à des effets inattendus, comme le précédent texte le suggère. Entre autres, l'obscurité favorise une reflexion géométrico-mathématique, une pensée qui repose sur la mémoire de chaque individu, une pensée plus riche en modalités sonsorielles. L'obscurité a aussi pour rôle le détracteur d'une transformation spatio-temporelle de l'être. Ceux qui ont exploré le mystère de l'obscurité sont tel Rimbaud, tel Diderot, tel Tanizaki.

Le pavillon de lumière (hikari no yakata) conçu par l'artste James Turrell à Niigata est une des applications de cette théorie en architecture. Il s'agit d'un bâtiment dont la fonction est hôtelière. Le cœur de l'établissement est l'espace commun, une sorte de lounge de l'hôtel, dédié à la méditation. Les visiteurs peuvent expérimenter un espace artifciellement régulable de l'obscurité (5 lux, selon l'information), qui est unique dans ce genre selon les témoignages. Il est à noter que dès l'étape de projet, le maître d'ouvrage a demandé à l'artiste de lire l'Eloge de l'ombre et d'appuyer la conception du projet sur cette lecture.

L'obscurité a un autre aspect qu'il ne faut pas négliger. De part la difficulté situationnelle, le sujet tend à s'impliquer plus activement à la perception du monde extérieur, puisqu'il est obligé de mobiliser sa pensée. Le sens de participation du sujet au monde augmente ainsi, à condition de ne pas avoir peur de l'obscurité, mais d'accepter le monde et le soi tels quels.

Puisqu'ils ont une compréhension poussée du mécanisme de la perception, quelques artistes contemporains ont déjà su exploré l'obscurité pour leurs œuvres d'art. Par exemple, l'artiste Anne-Sarah Le Meur se préoccupe de l'interaction entre cognition humaine et obscurité dans ce sens. Elle explore la vidéo et la photographie comme support de représentation. Sa recherche consiste à agir sur le mécanisme de l'oeil, en provoquant la vision périphérique qui se déclenche chez le sujet, lorsque l'environnement est obscur. Pour ce faire l'artiste cherche à rendre « difficile » la tâche habituelle de l'oeil avec l'obscurité, mais grâce à cette difficile condition, l'oeil devient plus sensible et le spectateur « voit mieux » dans l'obscurité. Avec l'oeil ainsi provoqué, l'observateur participe directement à l'oeuvre de Le Meur. En définitive, l'artiste privilégie la notion de "co-construction", un des thèmes majeurs de l'art plastique, en utilisant l'obscurité.

De la sorte, les applications de l'œuvre littéraire de Tanizaki sont diverses et multiples. Est-ce qu'il a pensé à tout cela? Je m'y interroge.

keya, dont l'œuvre se co-construit dans et par l'ombre

charlottecharlotte
09/04/2007, 21h03
"Voir le monde comme un rève est un bon point de vue. Quand on fait un cauchemar, on se réveille et on se dit que ce n'etait qu'un rève.
Il est dit que le monde où nous vivons n'en diffère en rien."
Hagakuré - (sauveur de vie)

Shizukasan
10/04/2007, 18h00
" Quand on fait un cauchemar, on se réveille et on se dit que ce n'etait qu'un rève.


Quand on parvient à oublier le cauchemar, on peut admettre que l'on a fait un rêve.
Mais il arrive que le cauchemar vous poursuive longtemps, trop longtemps ! A ne plus pouvoir différencier le rêve de la Vie.

keya
10/04/2007, 21h11
une peu de poésie…

si la vie était une passerelle d'entre songes dans ce monde flottant?
on la traversant, pensez à des choses

世の中は
夢の浮き世の
かけ橋か
うち渡りつつ
ものこそ思へ

poète inconnu (extrait de Dit de Genji, avec ma medeste traduction)

keya, passerelle qui flotte entre des songes